lundi 8 mars 2010

Herzl, prophète de quel "Etat Juif"?

La question de l'"Etat Juif", du XIXe au XXIe siècle
par Jacques HalBronn


Theodor Herzl était-il un prophète en ce qu'il voulait conduire, rassembler les Juifs vers un seul et même point ou bien en ce qu'il annonçait leur retour vers leur terre originelle? Notre propos, ici, vise, à prendre du recul par rapport à une quelconque finalité palestinienne, qui bouclerait la boucle (voir de Georges Weisz; Theodor Herzl. Une nouvelle lecture, Paris, L'Harmattan, 2006, une thèse opposée à la notre). L'idée de rassemblement est une condition essentielle de la spiritualité juive par delà tout déterminisme géographique. Le XXe siècle aura été marqué par l'idée d'une certaine fin des temps, d'un aboutissement de l' Histoire, ce qui aura conduit notamment à la Shoa, en tant que solution finale. Mais même Herzl avait sous titré son "Etat Juif" de "solution finale"....Or, nous prônons une vision cyclique de l'Histoire Juive et nous pensons que prophétiser consiste non pas à annoncer quelque événement terminale mais à rappeler, au contraire, que tout est recommencement et que rien ne s'oublie.
Il semble bon, dès lors; de replacer tout événement dans une perspective plus large : c'est ainsi que, selon nous, ce qui s'est traité en 1917-1922 au sujet de la Palestine ne se comprend qu'à l'aune de ce qui était attendu avant et après le Congrès de Berlin de 1878, tout comme l'on ne saurait décrire les enjeux de 1914 sans prendre connaissance de la guerre franco-prussienne de 1870, avec la perte de l'Alsace-Lorraine (du moins une partie de la Lorraine, autour de Metz)
Dans une précédente étude ("Le onzième commandement. Pour une nouvelle lecture de l'antisémitisme et du sionisme", site grande-conjonction.org) , nous avions abordé le "précédent" roumain en le présentant comme une sorte de paradigme de ce qu'allait connaitre sinon devenir le sionisme dans le cours du XXe siècle. Le présent texte a issu d'une communication que nous avons donnée, en hébreu, au Congrès Mondial des Etudes Juives, Mont Scopus, Université Hébraïque de Jérusalem, 6 aout 2009, sous le titre : " The Influence of the “Jewish Question” in Rumania upon Herzl' s Zionism" (voir notre ouvrage, Le sionisme et ses avatars, au tournant du XXE siècle, Feyzin, Ed. Ramkat,2002)
En ce sens, nous nous proposons de comparer les attentes associées successivement aux congrès de Berlin (juin 1878), de Genève et de New York, ce qui correspond grosso modo aux lendemains ou aux séquelles de la Guerre de Crimée, à la Grande Guerre et de la Seconde Guerre Mondiale. Nous parlerons du précédent roumain auquel il importe absolument de se référer pour appréhender les décisions prises au XXe siècle dans les instances internationales qui ne feront que prendre le relais de celles du siècle précédent., Genève prolongeant Berlin, comme New York Génève.
Au lendemain de la signature par les Roumains des résolutions établies par les Grandes Puissances concernant le sort des Juifs de Roumanie, l'enthousiasme fut grand dans les milieux juifs, persuadés alors que l'on avait "résolu" la question juive en Europe, profitant d'une occasion, d'une équation historique. L'article 44 (complétant l'article 43) du Congrès de Berlin exigeait la modification de l'article 7 de la jeune constitution roumaine, il sera désigné comme "Judenartikel". En échange, les Roumains auront droit à l'"Anerkennung", à la reconnaissance en tant qu'Etat civilisé européen, admis dans la "grande famille européenne", quand bien même note Waddington, le représentant français au Congrès de Berlin, cela entrainerait pour la Roumanie "des charges et même des ennuis de la situation dont elle réclame le bénéfice". Ce débat n'est pas sans évoquer d'ailleurs les difficultés de la Turquie actuelle pour être admise au sein de l'Union Européenne. Rappelons que la population juive en Roumanie avait décuplé, passant de moins de 30.000 à près de 300.000, venus tant de Russie, de Pologne que d'Autriche Hongrie. Il est vrai que le Congrès de Berlin intervient à la suite des résistances roumaines à intégrer un apport massif de Juifs étrangers. Rappelons que le célèbre et sinistre pogrom de Kichinev, de 1903 - événement qui hantera Herzl à la veille de sa mort - lié à l'Histoire des Protocoles des Sages de Sion (cf notre ouvrage "Le sionisme et ses avatars, Feyzin, Ed. Ramkat 2002), se déroula dans un territoire roumain qui avait été annexé par les Russes - la Bessarabie leur avait été cédée au Congrès de Berlin - et qui sera restitué à la Roumanie en 1918. C'est aujourd'hui la capitale (Chisinau) de la République indépendante de Moldavie..C'est dire que l'affaire judéo-roumaine est au coeur de l'antisémitisme et du sionisme modernes.
Or, ce qui était ainsi établi ne visait nullement la constitution d'un Etat Juif au sens où l'entendront les sionistes de la seconde moitié du XXe siècle. Et l'on en vient à s'interroger sur la signification véritable de la formule "Foyer Juif" (Jewish Home), dans la Déclaration Balfour (1917) et dans les conditions du mandat britannique accordé par la Société des Nations sur une Palestine élargie aux deux rives du Jourdain. Rappelons que l'Etat Juif (Der Judenstaat dans sa version allemande) de Herzl parut moins de 20 ans après le Congrès de Berlin. En prit-il le contrepied ou bien poursuivit-il dans la même direction vu les faibles effets du dit Congrès de Berlin sur la situation roumaine? Le fait est qu'il semble ne plus chercher de "solution" au coeur de l'Europe, ce qui aurait été le cas si la Roumanie avait mis en place un processus d'accueil des Juifs en son territoire, leur accordant les pleins droits de citoyens de ce jeune Etat.
Autrement dit, que faut-il entendre par Etat Juif? Est-ce un "Etat des Juifs" (selon la forme allemande Judenstaat qui n'est en fait qu'un génitif adjectival) où ils seraient majoritaires comme il semble que l'on comprenne de nos jours une telle expression? Tel n'était pas, en tout cas, ce qui attendrait les Juifs en Roumanie, même dans le meilleur des cas, avec la meilleure volonté du monde.... et les Juifs n'en attendaient pas tant, au lendemain du Congrès de Berlin. En 1901,un Bernard Lazare, qui s'illustra dans la défense du capitaine Dreyfuss, (Les Juifs en Roumanie, 8e Cahier de la Quinzaine, voir son article in L'Aurore Octobre-novembre 1901), s'intéressa au sort des Juifs Roumains mais ce sera pour s'apitoyer sur leur sort.....l'enthousiasme de 1878 est déjà loin tout comme pour nous celui de 1947.....On sera passé entre temps d'une Roumanie comme point d'arrivée à une Roumanie comme point de départ...
De là, nous sommes conduits à proposer que l'attente juive dans le dernier quart du XIXe siècle se résumait à cela: un Etat Juif serait un Etat en symbiose avec une population non juive majoritaire qui accepterait un flux continu de Juifs, une migration juive importante mais devant se soumettre, inévitablement, à certaines conditions. Que se serait-il passé si la chose avait eu lieu comme cela semblait avoir été accepté, non sans quelque chantage de la part des puissances, par les Roumains : eût-on pu ainsi éviter la Shoah qui ravagera les communautés juives européennes ne trouvant pas en Roumanie, aux confins d'un Empire Ottoman dont la chute annoncée est liée, dans l'imaginaire de l'époque, à la solution de la question juive, Roumanie, havre dont l'Europe chrétienne avait besoin et qui aurait été constitué sous la houlette des grandes puissances européennes, tant parmi les vainqueurs (France, Angleterre, Sardaigne) venus au secours de la Turquie, devenue leur obligé que les vaincus de la Guerre de Crimée (Russie), les empires centraux (Allemagne, Autriche Hongrie) en sus. Sorte de "partage" de la Roumanie évoquant ceux de la Pologne, où les Juifs seraient partie prenante au nom d'intérêts européens bien compris. Rappelons que la Turquie avait déjà contribué à la fin du XVIe siècle à accueillir une grande partie des Juifs expulsés d'Espagne (1492).
Le même scénario ne se présenta-t-il point à la fin de la Grande Guerre quand le monde arabe se retrouva l'obligé des puissances européennes, à une autre extrémité d'un Empire Ottoman en pleine déconfiture, ayant pris le parti de l'Allemagne contre les Alliés? N'y eut-il pas échange de bons procédés dans l'idée d'obtenir des Arabes ce qu'on avait pu obtenir des Roumains? Tout se passe en effet comme si la solution de la question juive européenne passait par des accords avec de nouveaux Etats ayant besoin de la reconnaissance des Puissances. A Berlin, il avait été clair que les Puissances n'enverraient pas d'ambassadeur à Bucarest tant que l’égalité des droits ne serait pas acceptée. Si l'on utilise des lunettes roumaines pour appréhender ce qui se passera 40 ans après le Congrès de Berlin en Palestine, soit 1918, l'idée de Foyer Juif souvent considérée comme synonyme d'Etat Juif; ne signifie-t-elle pas seulement l'acceptation par les populations locales d'un arrivage massif de Juifs bénéficiant automatiquement de la citoyenneté du nouvel Etat ainsi constitué par des populations non juives vouées à rester majoritaires ou en tout cas à garder le contrôle de "leur" Etat? Comme nous le disions plus haut, n'était-ce pas précisément le statut, la solution politico-juridique que l'Alliance Juive Universelle (fondée en 1860) avait saluée à l'issue du Congrès de Berlin?
De nos jours, en ce début du XXIe siècle, telle n'est cependant pas la lecture qui prévaut du moins dans les milieux juifs, en Israël comme à l'extérieur. Bien au contraire, ce qui aurait semblé hallucinant en 1878, l'on délibère sur l'attribution des pleins droits de citoyens aux ..... non Juifs, aux populations locales. Tout se présente à fronts renversés. Ce sont les Juifs émigrés qui jouent le rôle de l'Etat d'accueil, au nom d'une certaine ancestralité propre à la région choisie.....ce qui n’était évidemment pas le cas pour la Roumanie.
Y a-t-il eu revirement entre juin 1878 et novembre1947, à soixante-dix ans d'intervalle au sujet de la question juive? Constat d'échec, entériné par l'Assemblée Générale du 29 novembre 1947; au regard de la mésentente entre Juifs et arabes dans la Palestine du Mandat britannique et qui conduira à une partition, prônant un Etat majoritairement juif d'un côté et un autre majoritairement musulman de l'autre. A noter que les juifs palestiniens s'investirent beaucoup plus dans Tel Aviv que dans Jérusalem, dans Haïfa que dans Hébron, ce qui permit aux arabes d'être majoritaires en Cisjordanie, lieu où se trouvent pourtant de nombreux sites historiques juifs.... Dans les faits, cela conduira jusqu'en 1967 une minorité arabo-musulmane à n’être que des citoyens de seconde zone et après 1967, cela placera les arabes cisjordaniens sous un régime d'occupation. On est très loin des perspectives du Congrès de Berlin à propos des droits de la minorité juive en Roumanie! En Israël, ce sont les populations locales non juives qui demandent l'égalité des droits!
Il est vrai que le choix de la Palestine comme nouvelle destination pour rassembler les Juifs posait problème, ne serait-ce qu'à l'Eglise Catholique qui voyait d'un mauvais oeil les Lieux Saints sous contrôle juif. Rappelons qu'il est question au XIXe siècle d'un processus de judaïsation qui permet de rendre juif ce qui ne l'est pas au départ. et cela vaut pour la conversion. Il y a régression quand les Juifs se limitent à s'en tenir à un lieu déjà juif et donc qui n'est pas, en principe, à judaïser. Il nous semble que le précédent roumain permet de mieux comprendre les enjeux liés à la fin de la Première Guerre Mondiale. Si une certaine lecture des textes semble aller dans le sens de la constitution d'un Etat majoritairement juif, cela semble être quelque peu anachronique et relever d'une approche marquée par les décennies qui suivront. Une autre lecture, marquée par le précédent roumain, nous invite, en revanche; à y voir une volonté d'intégrer une forte immigration juive à venir au sein d'un jeune Etat arabe qui en accepterait le principe en contrepartie de sa souveraineté et de sa reconnaissance. On peut supposer que la Jordanie, une fois constituée dans les années 20 à partir de la partie transjordanienne de la Palestine du mandat, aurait pu et du jouer ce rôle, elle qui récupèra la Cisjordanie au lendemain de la partition onusienne. C'est au sein de la dite Jordanie que le Foyer Juif aurait du se mettre en place. Mais les événements liés à la Guerre des Six jours en décideront autrement et inverseront les rapports de force.
Le terme de judaïsation forgé par les antisémites nous apparait comme une clef de la présence juive au monde. Renoncer à judaïser, c'est à dire à rendre, à faire juif ce qui ne l'est pas, c'est se condamner à s'enfermer dans un passé. Judaïser implique un certain mode de prosélytisme - qui fut puissant chez les Juifs dans l'Antiquité- mais cela ne signifie pas nécessairement que l'on confonde juifs et non juifs puisque les juifs sont amenés à se réunir à nouveau sur de nouvelles bases, ce qui n'est pas exigé des non juifs judaïsés. Le peuple juif est intrinsèquement polygame à l'égard des autres peuples. il les féconde mais il garde son identité à l'instar d'un homme qui ne devient pas femme du fait qu'il s'unit à une femme et vice versa. L'étranger est le bienvenu mais il reste étranger.
Cela dit; que penser des positions de Shlomo Sand (exposées dans le Monde Diplomatique "Comment fut inventé le peuple juif", janvier 2009, voir aussi "Enquéte sur le peuple juif", in revue " L'histoire",n° 343, juin 2009, )? Faut-il conclure avec lui que l'idée de peuple juif repose sur un mythe servant à légitimer, notamment, une certaine politique de l'Etat d'Israël? Notre approche se veut cyclique: il est un temps pour une symbiose entre Juifs et non Juifs et c'est le temps de l'établissement d'un nouvel Etat Juif, ce qui implique un certain choix, en un certain lieu mais un choix provisoire et puis il y a un temps qui est celui des rassemblements des Juifs vers un autre lieu et qui est celui d'une mobilisation des éléments véritablement juifs et pas seulement judaïsés, retour vers une essentialité juive qui passe par le départ et par une nouvelle arrivée. Autrement dit, l'Etat Juif serait un mariage entre une population juive et une population non juive, les juifs ayant vocation à la polygamie, c'est à dire à des alliances successives dont aucune ne saurait épuiser ce qu'ils sont.
Chaque fois qu'une telle symbiose entre Juifs et non Juifs, cela a généré une nouvelle religion, qu'il s'agisse du christianisme ou de l'Islam. Mais il revient aux Juifs de toujours se "marier" avec d'autres peuples pour donner naissance à de nouveaux préceptes juridico-religieux. La conversion dont il s'agit ne concerne pas l'adoption par des non juifs d'un ancien judaïsme mais bien de communier au sein d'un nouveau judaïsme;
On parle de conversion, certes mais cela ne ferait, selon nous, que décrire ce que nous avons appelé un certain mariage entre Juifs et Nations (Goys) tout comme une femme adhère à la religion de son époux. D'un côté les Juifs judaïseraient les lieux de leur élection et de l'autre, ils adopteraient les pratiques non juives des dits lieux. D'où l'existence de judéo-langues (yiddish, ladino, judéo-arabe etc) et de l'expression "judéo-chrétien" pour désigner la civilisation occidentale.
Philosophiquement, il y aurait là une évolution, une manifestation débouchant sur une issue, sur un choix, laquelle évolution serait suivie d'une involution, à l'occasion de laquelle les Juifs reprendraient leur liberté pour se reporter vers de nouveaux horizons: retour au concept, à cette "blancheur" chère à Michel Serres : "A la différence de la pince du crabe, dont on peut déterminer la fonction, la main humaine est "blanche", elle peut aussi bien saisir un marteau que jouer du violon (...) Un penseur qui va se saisir d'un concept se trouve dans la même situation" (voir son entretien avec Nicolas Truong (Philosophie Magazine , n°1, juillet-août 2007, p; 54).
Pour nous, le mouvement est purificateur et sélectif et c'est pourquoi pour distinguer le bon grain de l'ivraie importe-t-il de s'engager régulièrement vers de nouveaux objectifs, vers des séparations et de nouvelles rencontres, dans un processus qui ne saurait s'interrompre d'essaimage.
On nous objectera que de nos jours, il n'y a plus d'Etat "neuf" susceptible d'accueillir des Juifs. Ce serait croire que les ensembles étatiques existants sont figés une fois pour toutes. Au nom d'une certaine cyclicité, nous pensons que de nouveaux Etats peuvent parfaitement se constituer, en se dégageant d'emprises antérieures et, comme dans le cas roumain, obtenir la reconnaissance internationale en assumant une certaine alliance avec le peuple Juif dans des conditions plus viables que celles qui ont présidé pour la création de l'Etat d'Israël à savoir que les Juifs n'y seront que parce qu'ils ont été acceptés et non en raison de quelque droit historique plus ou moins mythique sur une certaine terre.
On peut certes se contenter, comme le fait Esther Benbassa (in revue Histoire, article cité plus haut, p. 29), de constater ce qui est advenu au cours du XXe siècle. "Que ce (peuple) ait ou non existé de tout temps ne change plus rien à cette auto-perception". Nous ne saurions, en effet, nous satisfaire d'une illusion d'aboutissement car tout est cyclique. Seule la prise en compte d'une certaine symbiose entre les Juifs et les "Nations", qui passe par une série de conversions de populations non juives conduisant à autant de "naissances" de nouvelles pratiques, nécessairement sous tendue par de nouvelles polarisations vers de nouvelles destinations rend compte de l'Histoire du "peuple juif". Il n'y a pas de solution finale pour le peuple juif ou si l'on préfère cette "solution" est dans la compréhension d'un processus qui est cyclique.


J H B
11. 08. 09


Bibliographie complémentaire .
Bluntschli, L'Etat Roumain et la situation légale des Juifs en Roumanie, 1879, traduit de l'allemand, ouvrage publié par l'Alliance Israélite Universelle.
B. Segel, Rumänien und seine Juden, 1918
Zeev Shlomo Arnon "Attitudes and relations to the Jews of the Public and the Administration in Rumania during the 19th Century (1812-1917)". Thèse. Université Hébraïque de Jérusalem, 1987
Jeff Stuart Schneider, "The Jewish problem in Rumania, prior to the Ist World War" (1981)

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