Etudes de Critique biblique, astrologique nostradamiquej et linguistique.
mercredi 23 octobre 2024
jacques halbronn Le texte prophétique. Discours de la méthode.
Babel
Littératures plurielles
Littérature et prophéties à la Renaissance
Le texte prophétique
Discours de la méthode
Jacques Halbronn
Littérature et prophétie entretiennent un lien complexe : il s’agit de deux sphères différentes, antagonistes même, ne répondant pas aux mêmes enjeux et ne regardant pas dans la même direction. En revanche l’interface entre prophétisme et actualité politique est beaucoup plus nette : le prophète interpelle son contemporain, cherche à peser sur les événements. Pour être bien comprise la littérature prophétique doit donc être replacée dans le contexte politico-religieux qui l’a vu naître, sans quoi elle risque de n’être prise que pour un délire sans fondement. Les ambiguïtés sémantiques et les incohérences apparentes du texte prophétique s’éclairent ainsi d’un jour nouveau lorsqu’on les envisage à l’aune de certaines réalités contextuelles, mais aussi lorsque l’on parvient à les resituer par rapport à tout un corpus de textes plus ou moins aisément identifiable qui leur a servi de source première et féconde. Le texte prophétique doit être envisagé en réseau, comme une variation au sein d’un vaste continuum textuel et langagier.
1Le prophétisme oscille, dans le champ littéraire, entre la Cassandre d’Homère et Monsieur Oufle de l’abbé Bordelon, entre la tragédie et la satire. Certes, Rabelais a mis les rieurs de son côté avec sa Pantagruéline Pronostication et Fontenelle a organisé une de ses comédies autour de la comète de 1680, mais on peut aussi camper un héros victime d’un destin inextricable, tel Œdipe.
2Personnage ridicule et bafoué de l’astrologue ou de celui qui accorde trop d’importance aux charlatans de tous poils, ou bien silhouette pathétique de celui qui subit sans s’en douter un sort dont on lui révèle in extremis les arcanes... On vous l’avait bien dit !
3On comprend dès lors que l’acte prophétique ait pu inspirer, au cours des siècles, les genres les plus divers : autant le prophète est-il souvent exposé à la dérision, autant le destin est-il chose grave. Comment rendre compte, en vérité, d’un tel paradoxe ?
4C’est un peu comme la tour de Babel, à laquelle la présente revue a emprunté son nom : celui qui veut atteindre le ciel est condamné à la confusion ou à la chute d’un Icare. Or, prophétiser, c’est bel et bien prétendre accéder au firmament, tant réel - celui des étoiles - que virtuel, celui du Créateur de toutes choses. Grave question : l’homme est-il prophète ? Non pas, certes, chacun d’entre nous mais au moins, l’un d’entre nous, tel est bien l’enjeu du prophétisme, de ce que l’on pourrait appeler la « conspiration » prophétique. Entendons par là que la question n’est pas mince et qu’elle peut justifier les moyens les plus douteux. On connaît l’histoire de celui qui, après avoir exprimé toutes sortes de prétentions, avoue, in fine, qu’il a le défaut d’être menteur....
5Nous sommes ici au cœur de la condition humaine : sublime et grotesque tout à la fois, sise entre deux infinis. Qui veut faire l’ange fait la bête. Mektoub !
6Que penser d’ailleurs d’un Jonas, à la fois instrument de Dieu pour prévenir Ninive et se rebiffant contre sa mission, ne parvenant dans sa fuite qu’à être avalé par une baleine ? Et un tel prophète ne peut réussir qu’en échouant : s’il est entendu, la prophétie ne se réalisera pas et s’il est rejeté, quel terrible châtiment !
1 Milan, Arché, 1985.
7Nous avons abordé dans notre thèse consacrée au Monde juif et à l’astrologie1 la place de l’astrologie dans l’exégèse biblique. Nombre de commentaires représentaient tel personnage du Pentateuque, parfois Dieu lui-même, comme agissant selon un plan qui donnait sens à un récit autrement décousu. Accorder un don de double vue à un héros permet, a posteriori, de régler certaines questions éthiques ardues : il a fait le mal mais en sachant qu’au bout du compte, cela se changerait en bien. On pourrait aussi dire que tel oracle dit n’importe quoi, mais que ses interprètes lui trouveront du sens.
8Il y a aussi celui qui est annoncé, tel le Jésus de l’Evangile, né d’une vierge comme il se doit. Quel ressort pour un récit ouvert par l’Etoile des Mages et s’achevant sur une mission divine qui n’est pas reconnue par les siens !
9Pour celui qui découvre le champ du prophétique, il est louable de résister à la tentation de considérer un texte de cet ordre, isolément, comme s’il s’agissait de la production spécifique d’un auteur.
10En effet, un texte prophétique est rarement publié sans arrière-pensée politico-religieuse, pas plus qu’il ne reparaît sans de tels enjeux et il appartient à l’historien de ce domaine de resituer chaque édition dans son contexte, plutôt que de s’en remettre au seul bon plaisir du libraire. Ce n’est pas rien qu’un texte ressorte ! Il ne s’agit pas ici simplement de satisfaire un public avide de distractions ou d’émotions, sans rapport avec les implications sociales de l’époque. Un tel texte est fonction d’opportunités, il est au service d’une cause et ne circule que dans la mesure où il s’insère dans un projet qui le dépasse.
2 D’ailleurs, dans la stratégie épistolaire, une seule formule parfois justifie l’envoi, parfois un p (...)
11Parfois, certes, la dimension proprement « littéraire » semble quantitativement prédominer - on pense aux Centuries de Nostradamus - mais, que l’on ne s’y trompe pas, pour les lecteurs de l’époque, il y avait bel et bien un message - une petite phrase2 - ayant une incidence sur les événements en train de se dérouler. La fixation d’échéances à long terme masque souvent des perspectives beaucoup plus proches. C’est ce passage qui donne sens à l’ensemble et non l’ensemble qui fait sens. Le texte fait souvent de la figuration.
12Approche certes alambiquée : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple, dira-t-on ? Mais telle nous semble bien être cependant la règle du genre : il est des propos que l’on ne peut tenir trop ouvertement, qui ne sont tolérés qu’au sein d’un certain magma langagier, leur conférant une apparence d’innocence ou de bouffonnerie, d’archaïsme et de grandiloquence. Le prophète ne serait-il pas d’ailleurs une sorte de fou du roi, le texte prophétique devant se vêtir d’atours plus ou moins grotesques pour être toléré, pour s’inscrire dans le tissu socio-culturel ?
13Ce qui n’implique nullement que l’historien du texte prophétique doive agir à la légère. Il lui est demandé de rechercher les sources, les intertextes et de découvrir les incidences, les ajustements.
3 Ce que nous appelons intertextualité « dure » par opposition à « molle » quand il s’agit surtout de (...)
14Par sources, nous entendons les emprunts les plus directs, souvent proches du plagiat plus ou moins littéral et non pas quelque vague inspiration possible. Le plagiat a cela de particulier qu’il est, quand il est découvert, à peu près irréfutable3. Par incidences, il faut comprendre ce à quoi veut en venir le texte prophétique considéré, quels en sont les mobiles. L’« auteur » de texte prophétique s’inscrirait donc bel et bien dans un ensemble de données qui limiterait sensiblement sa marge de manœuvre. Certes, celui-ci peut-il présenter un texte déconnecté de toute tradition prophétique et de tout engagement partisan... Mais en sera-t-on jamais certain ? N’est-ce pas plutôt notre ignorance qui nous fait mettre un texte à part, sui generis ?
4 J. Halbronn, « Créativité de l’erreur », in Éloges de la souffrance, de l’erreur et du péché, Paris (...)
15Comment prouver une filiation, une influence, par delà les rapprochements approximatifs ? Cela tient selon nous précisément à la tentation du plagiat, de la reproduction quasi à l’identique, bref du recyclage. En d’autres termes, si les hommes ne se recopiaient pas les uns les autres, l’on ne pourrait faire apparaître de succession chronologique. Mais économie de moyens il y a, qui conduit à n’innover qu’à la marge et qui dès lors relativise sensiblement la notion même d’auteur, plus chargé de gérer le signifié que le signifiant. Le chercheur est souvent surpris de noter à quel point un texte est reproduit quasiment mot pour mot, avec des erreurs qui le rendent incompréhensible4 ; on a d’ailleurs souvent le sentiment que celui qui recopie celui-ci n’en comprend ni n’en assume nécessairement toutes les implications. Peut-on dès lors lui prêter toutes les idées et les références liées à un texte qu’il n’a probablement choisi que pour un bref passage ?
16Le biographe ne peut plus se contenter de se reposer sur des bibliographies a priori suspectes parce qu’elles n’ont le plus souvent pour objet que d’être fonctionnelles, ne reculant pas devant l’arbitraire des classements ; il ne peut camper un auteur s’il n’a pas retrouvé les lectures qui étaient les siennes et les publications qu’il a réellement engagées. Il ne peut davantage se fier aux travaux de ceux qui poursuivent d’autres objectifs que les siens, qui sont de retrouver une certaine vérité historique. Or, dans nombre de cas, le biographe se contente de mentionner des références lointaines, qui ne correspondent pas à ce qui s’est réellement passé - à force de coller par trop aux apparences, on tombe dans le virtuel - conférant ainsi du crédit à des contrefaçons. Mais comment s’assurer de démêler le bon grain d’avec l’ivraie ? L’historien serait ainsi pris en tenailles entre les fausses évidences du bibliographe et les mirages existentiels du biographe.
17On ne saurait exagérer le rôle des très grandes bibliothèques, en ces temps où se rode, à Paris, le nouveau site de Tolbiac, rez de jardin. On y trouve un réseau serré de documents qui permettent de déconstruire le travail du faussaire, d’apprécier l’impact, de déceler l’emprunt à un texte oublié et qui constitue le chaînon manquant, le seul qui fasse vraiment sens sur le plan historique.
18Le texte prophétique est à ce propos exemplaire dans la mesure où il s’inscrit à la fois dans une certaine pérennité et à la fois exige de constants mais minimes ajustements au niveau du signifiant, aux effets considérables pour ce qui est du signifié. Nécessité pour le prophétisme de produire des dates et de le faire dans le cadre d’une tradition qui lui confère ses lettres de noblesse.
19Il y a comme une dialectique du prophétique et du « littéraire » : dans un cas, le fantasme se dissimule sous le masque du vraisemblable, de ce qui est à venir - c’est un futur factice - dans l’autre, c’est l’inverse : ce qui est arrivé se présente comme étant fiction. Dans les deux cas, il importe de ne pas gêner par une indiscrétion ou par un calcul. Dès lors qu’un texte est décrété prophétique, il est regardé autrement tout comme une œuvre dite d’art sera perçue sur un autre registre de sensibilité. On est toujours en quête d’une clef pour savoir quel est le bon angle d’approche.
20A l’arrière-plan du texte prophétique, il y a un corpus plus ou moins aisément identifiable, une certaine réalité politique qui l’est également. En revanche, pour le texte proprement littéraire, il s’agit le plus souvent d’accéder au vécu personnel de l’auteur, ce qui ne va pas forcément de soi. Les archives de l’Etat, les éléments de contextualité de la vie publique, sont, dans leur ensemble, plus faciles à examiner que celles d’un particulier.
21Il importe, selon nous, pour fonder sérieusement les études prophétiques de poser comme postulat qu’a priori, l’homme ne peut pas prévoir. Dès lors, si un texte nous apparaît comme réellement prophétique, il en devient ipso facto suspect. Toutefois, si l’on peut soupçonner une manipulation, il peut parfois s’agir d’une rencontre heureuse qui aura justement contribué à faire sortir un texte de l’oubli. Dans ce cas, ce qui est suspect ce n’est pas le texte mais l’édition qui n’est pas produite par hasard, qui s’articule sur une certaine actualité.
22Souvent, le texte original est réinterprété en conséquence et on lui fait dire ce qu’il ne dit pas - si tant est qu’il dise quelque chose - tout simplement en le plaçant dans un autre contexte temporel. On pense au quatrain de Varennes, étudié par Dumézil. Problème du mode d’emploi perdu, de la clef égarée.
23Certes, on peut vouloir ne voir dans le texte prophétique qu’un discours assez peu cohérent mais c’est bien une solution de facilité que de séparer un auteur de la mouvance à laquelle il se réfère, et de ne pas restituer le raisonnement sous-jacent pour n’y distinguer qu’une idiosyncrasie amusante. Parfois, l’incohérence apparente n’est due qu’à une corruption du texte ou à un propos allusif que l’auteur ne prend pas la peine de reprendre in extenso et dont, d’ailleurs, il n’a pas forcément, lui-même, la clef, s’il est en position d’emprunteur. A bon entendeur, salut ! Ce n’est pas une raison pour le taxer un peu vite - ou en tout cas le texte qu’il reprend - de propos sans suite ! Peut-être le lecteur n’avait-il pas besoin qu’on lui mît les points sur les i.
5 De même qu’une phrase bascule facilement du positif au négatif au prix d’une addition minime.
24Il est précieux, au demeurant, de mettre en place des critères de surdétermination permettant d’orienter la lecture du texte, lorsque celui-ci est ambigu. Le lieu de publication est sur ce point déterminant : on ne publie pas les mêmes idées, aux XVIe et XVIIe siècles, à Paris et à Bruxelles, à Genève et à Lyon, on ne pratique pas la même eschatologie en milieu catholique et en milieu réformé ou du moins, même si d’aventure l’on recourt au même intertexte, on ne l’applique pas dans le même esprit. La connaissance de quelques invariants tant géographiques qu’idéologiques évitera bien des contre-sens permis par les ambiguïtés sémantiques. Précisons cependant que la même « matière textuelle » peut figurer dans des contextes très différents. Dans ce cas, il convient de repérer l’éventuelle addition, parfois un mot, un chiffre, qui permet d’user d’un texte dans un autre cadre, parfois diamétralement opposé5.
6 Mais n’en est-il pas de même d’une langue ayant recouru à des emprunts ou à des néologismes ?
25Question de définition : qu’est ce qu’un texte, à vrai dire ? Faut-il parler d’un seul et même texte, avec ses avatars et ses variations à recenser ou bien à chaque modification, se trouve-t-on en présence d’un nouveau texte sinon d’un texte nouveau6 ? La notion d’intertexte suffit-elle en l’occurrence ? Cela implique un travail attentif de comparaison des diverses versions et plus en amont une recension aussi systématique que possible de celles-ci.
26L’historien des textes, selon nous, doit travailler sur des documents très proches les uns des autres, ne se distinguant parfois que par un iota, et passer au crible ce qui se présenterait un peu vite comme identique. Il devra aussi rassembler des textes qui, bien que très semblables, se présentent sous des titres différents. La numérisation des textes devrait encourager ce genre d’exercice. On est loin d’un certain comparatisme - d’un analogisme facile - ne tenant pas assez compte de la proximité textuelle immédiate.
27Il convient probablement de « casser » l’image de l’auteur créant, au prix d’efforts démesurés, du texte à loisir : la recherche des sources n’est plus une simple question subsidiaire, elle est impérative pour cerner l’apport, l’ajout de 1’« auteur ». Au niveau biographique, elle permet de déterminer comment ledit auteur a œuvré, les ouvrages qu’il avait sur sa table de travail et non simplement d’évoquer quelques réminiscences lointaines qui seraient intervenues on ne sait trop comment, sans substrat historique viable. Cette recherche intertextuelle et contextuelle n’est plus un luxe, un ornement, l’expression d’un genre académique, celui notamment de la thèse ; elle devient une nécessité première dans la mesure où elle vise à préciser et à corriger l’image que l’on se faisait du texte considéré, de sa formation et de sa fortune.
28Pour en venir à Descartes, nous dirons que l’historien des textes ne saurait démissionner face au document : entendons par là qu’il ne saurait renoncer à une certaine exigence intellectuelle, à un certain bon sens, à une rationalité, dont il fait preuve dans sa vie quotidienne. La compréhension est à ce prix. Le texte n’est pas un objet sacré obéissant à d’autres règles. Or, face au texte prophétique, il est facile de n’appréhender celui-ci que dans son apparente étrangeté. Prophétisme n’est généralement pas synonyme de délire personnel, ce n’est souvent là qu’apparence, que particularités du genre. L’étude ponctuelle d’un texte - pis d’une seule version, d’une seule édition - n’a guère de sens, il importe de reconstituer un continuum aux variations souvent très douces.
29Il serait bon, donc, de ne pas être dupe : ni des manipulations de date - y compris celles des éditions elles-mêmes - ni des changements de surface qui font oublier le modèle d’origine : faux anciens et faux nouveaux. Trop souvent, l’historien ne fait que crédibiliser les impostures en les prenant pour argent comptant et tombe ainsi dans le roman.
30On nous objectera peut-être que chaque fois qu’un texte est remanié, repris autrement, il y a création. Encore serait-il souhaitable que l’on ait identifié les matériaux utilisés de façon à cerner l’apport spécifique de l’auteur. Création, certes, à condition de ne pas supposer qu’elle soit ex nihilo.
7 7 J. Halbronn, « Les prophéties et la Ligue », Colloque Prophètes et prophéties au XVIe siècle, Cah (...)
31Parfois, on ne connaît un texte que par une version tardive, on ne perçoit son importance que par sa fortune, a posteriori. Bien plus, il peut arriver qu’on ne découvre l’existence d’un faux antidaté qu’en constatant à quel point tel texte est marqué par tel événement bien postérieur à la date indiquée7. La recherche des sources peut se faire en aval comme en amont...
32D’où la reconnaissance du rôle déterminant des éditeurs par rapport aux auteurs : ce sont souvent eux qui décident de recycler un texte, qui sont liés à un parti, à une ville, qui ont pignon sur rue. Tâche souvent obscure que celle d’un petit monde de faussaires, d’adaptateurs, de compilateurs qui permettent au monde de tourner en rond et que la Nouvelle Histoire tend à ignorer comme si la durée allait de soi et qu’il suffisait simplement de l’appréhender.
33Il nous semble que la méthodologie d’abord des textes prophétiques peut féconder celle plus générale des textes littéraires en remettant l’accent sur la récurrence textuelle et en soulignant le côté préfabriqué de toute expression langagière.
34Quand le prophétisme se fait littéraire, il s’émascule, pensons-nous, dans la mesure où il ne poursuit plus guère d’enjeu politique immédiat.
35Il y a le cas d’un Nostradamus qui, dans ses Centuries, serait, aux dires d’aucuns, poète. Il est vrai que dans ce cas, le prophétisme se pare des atours de la muse. Un Victor Hugo ne se verra-t-il pas étiqueté comme prophète ? Dans ce cas, ce ne sont pas des personnages de la fiction qui revêtent cette dimension mais l’auteur lui-même au second degré.
36En fait, n’importe quel texte peut un jour ou l’autre être récupéré par le prophétisme, grand dévoreur de mots. Il peut ainsi être détourné de son sens, mis soudain au service d’enjeux politiques, au service d’une cause bien différente de celle que semblait avoir voulu défendre son auteur. Et inversement ce qui était prophétique peut cesser de l’être. Dans la longue durée, tel texte pourrait n’être prophétique qu’à un moment de son histoire.
8 Un tel texte annoncerait les Protocoles des Sages de Sion, texte dont la dimension prophétique ne f (...)
37Un prêté pour un rendu : on réduit le prophète à un argument littéraire et, à l’inverse, on transforme un chapitre de roman - on pense au Redcliff de l’allemand Hermann Goedsche - en description « véridique » d’une assemblée de conspirateurs8. Or qu’est-ce qu’un complot sinon des plans sur la comète ?
38Opposition intéressante entre celui qui trame une affaire ou qui prétend, tel un détective, y voir clair, remonter le fil d’Ariane et celui qui se déclare pouvoir décrypter de mystérieux desseins. On passe du polar au fantastique, d’Edgar Poe à Lovecraft.
39Le prophète n’a pas pour vocation de révéler ce qui a déjà eu lieu à la différence d’un Hercule Poirot, mais d’annoncer ou d’empêcher ce qui ne s’est pas encore pleinement déroulé. Tant la connaissance du passé s’avère aussi troublante et inaccessible que celle de l’avenir.
40Mais dans un cas comme dans l’autre, il importe de retrouver l’auteur du « crime », celui qui a tout manigancé - Dieu ? Satan ? - d’obtenir confessions et révélations.
41Le prophétisme aurait-il fécondé la littérature de science fiction ? Un Jules Verne n’est-il pas prophète ? Combien de fois la fiction a rejoint la réalité ! En fait, la science fiction serait marquée par un contexte scientifique plus ou moins extrapolé et anticipé, qu’il convient à l’historien de cerner tout comme la littérature prophétique le serait par un contexte politico-religieux.
9 De la même façon, le charlatan ne serait pas tant celui qui trompe autrui que celui qui se trompe l (...)
42Mais pour nous le vrai prophète - mais d’aucuns diront que c’est là précisément un « faux prophète » ! - ne cherche pas tant à avoir raison plus tard qu’à peser sur les événements, en frappant les esprits, quitte à proposer des perspectives à long terme pour donner le change. Un Jérémie cherchait d’abord à orienter le cours des choses de son temps, plutôt qu’à voir ses menaces se réaliser. Le prophète serait une sorte de maître-chanteur, qui ne veut surtout pas qu’on le mette au pied du mur, pesant sur le futur pour engranger dans le présent9.
43Au fond, un texte ne serait prophétique que parce qu’il se donne comme tel, tout comme est art ce qui s’affiche ainsi. Le même texte qui ne se prétendrait point tel serait lu avec un autre regard, déclencherait une autre sémantique. Le lecteur a besoin d’être guidé : est-ce de la fiction ou est-ce un récit, est-ce un exercice formel ou bien un discours politique ? Est-ce que cela se mange ou est-ce que cela se sent ou se regarde, dira-t-on pour un fruit.
44Mais il est des genres chauve-souris qui cultivent délibérément l’ambiguïté. Le prophète est-il un bouffon qui délire ou bien l’agent de quelque parti, qui instrumentalise, délibérément, un levier de l’opinion ?
45Les contemporains d’un texte prophétique en cernent très vite la portée alors que ceux qui viennent ensuite passent à côté. Mais c’est précisément alors, avec le temps, qu’un tel texte peut se mettre à dire ce que son auteur ne percevait que comme du signifiant, du remplissage. Des signifiés insoupçonnés font irruption. L’approche historique n’est pas achevée tant que l’on n’a pas cerné les tenants et les aboutissants.
46Nous dirons qu’à l’instar du devin, de la pythie, le prophète n’existe que par son interprète, vit aux dépens de celui qui l’écoute. C’est son lecteur, celui des générations suivantes, qui fera de celui qui se présente comme prophète un prophète à part entière. Il y a de l’apprenti-sorcier dans 1’ acte de jouer au prophète. Mais c’est aussi ce qui permet de pérenniser un texte. Qu’importe que ce texte soit ancien, nous dit-on, puisqu’il n’est pas enfermé dans son temps ! Dire qu’un texte est prophétique, c’est laisser entendre qu’il est actuel et inversement si un texte ne fait pas sens pour aujourd’hui, peut-il être qualifié de prophétique ?
47On n’emprunte jamais sans risque une identité voire un simple mot. Un signifiant adopté sans prendre garde a vite fait de revêtir une réalité prégnante, d’établir des connections imprévues, de se trouver entraîné dans quelque réseau. Il n’y a pas grande différence entre jouer au prophète et être pris pour tel.
48D’autant que le prophétisme se pratique comme un art. Il s’agit moins d’être inspiré que d’inspirer le lecteur, d’accéder à la transcendance que de conduire l’autre à se dépasser. L’artiste, s’il a la maîtrise de son art, n’a certes pas celle de son message. Il accède à l’universel parce qu’il évolue dans l’indéfini et, disons-le, dans l’ambiguïté. Il est miroir.
49Le prophétisme parle au futur, faisant mine de prendre ses désirs pour des réalités, il tente de déboucher sur une praxis - « si vous le voulez, ce ne sera pas une légende », disait à ses frères juifs un Théodore Herzl - auteur d’’Altneuland- tandis que la littérature transfigure le vécu en roman.
50A l’aube de l’An 2000, quelle est la place du prophétisme dans notre société ? Prophétie des papes, ère du verseau, Nostradamus, nombreux sont les textes qui annoncent une révolution, la fin d’un monde. Les sectes véhiculent de telles idées du « nouvel âge ». Mais chaque siècle a eu son lot de prophéties, a celles qu’il mérite.
51Mais notre fin du XXe siècle, plutôt que d’être apocalyptique, n’aurait-elle pas plutôt été un autre monde dans lequel les siècles précédents auraient sagement enterré leurs déchets prophétiques, un cimetière de prophéties ?
52Il y a une forme de poésie dans toute expression prophétique : on ne peut y dire les choses carrément, il y faut avancer masqué, parler par allusions, par jeux de mots, encoder. Tout se passe comme s’il s’agissait d’un discours onirique éveillé. Joseph et Daniel, dans la Bible, furent interprètes de songes. Comme une vérité qui sortirait de la bouche d’un homme ivre.
10 Voir J. Delumeau, Mille Ans de Bonheur, Fayard, 1996
53Le prophète d’aujourd’hui est-il l’« intellectuel » à la façon d’un Sartre, qui, notamment dans la presse, interpelle le politique ? Littérature militante qui, depuis Marx, prend des allures scientifiques qui ont laissé des stigmates sur le discours sociologique10.
54Prophétie et littérature ? Deux processus antagonistes, même lorsque le prophétisme se veut littéraire et que la littérature s’amuse à prophétiser. Le prophétisme ne trouve sa véritable intensité que lorsque le lecteur prend le texte au sérieux et l’utilise comme un système de décodage du réel. En revanche, le lecteur de roman recherchera avant tout une résonance en lui-même, par rapport à son monde intérieur, quand bien même serait-il apparemment en prise avec des personnages ayant existé. L’un nous fait citoyen de l’univers, l’autre nous place au cœur de notre microcosme.
55L’interface entre prophétisme et politique nous a semblé nettement plus essentielle que celle qui s’articule entre littérature et prophétie mais entre les deux règnent de toute façon la complicité et le malentendu du texte et du lecteur et l’on bascule aisément, selon l’humeur, de l’immanence à la transcendance.
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NOTAS
1 Milan, Arché, 1985.
2 D’ailleurs, dans la stratégie épistolaire, une seule formule parfois justifie l’envoi, parfois un post-scriptum, le reste n’étant que banalités.
3 Ce que nous appelons intertextualité « dure » par opposition à « molle » quand il s’agit surtout de références vagues qui ne nous disent pas vraiment de quel ouvrage un auteur s’est servi.
4 J. Halbronn, « Créativité de l’erreur », in Éloges de la souffrance, de l’erreur et du péché, Paris, Lierre & Coudrier, 1990.
5 De même qu’une phrase bascule facilement du positif au négatif au prix d’une addition minime.
6 Mais n’en est-il pas de même d’une langue ayant recouru à des emprunts ou à des néologismes ?
7 7 J. Halbronn, « Les prophéties et la Ligue », Colloque Prophètes et prophéties au XVIe siècle, Cahiers V. L. Saulnier, 15, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1998.
8 Un tel texte annoncerait les Protocoles des Sages de Sion, texte dont la dimension prophétique ne fut que ponctuelle. Voir notre thèse d’Etat, Paris X Nanterre, 1999, Le texte prophétique en France. Formation et fortune.
9 De la même façon, le charlatan ne serait pas tant celui qui trompe autrui que celui qui se trompe lui-même.
10 Voir J. Delumeau, Mille Ans de Bonheur, Fayard, 1996
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PARA CITAR ESTE ARTÍCULO
Referencia en papel
Jacques Halbronn, «Le texte prophétique», Babel, 4 | 2000, 25-36.
Referencia electrónica
Jacques Halbronn, «Le texte prophétique», Babel [En línea], 4 | 2000, Puesto en línea el 27 mayo 2013, consultado el 23 octubre 2024. URL: http://journals.openedition.org/babel/2845; DOI: https://doi.org/10.4000/babel.2845
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