Misère de la recherche académique et universitaire sur nostradamus
Il faut chercher péniblement dans les revues, comptes-rendus et actes de colloques spécialisés, ou douteusement prétendus tels pour les études nostradamiennes, de rarissimes articles susceptibles de contenir quelque information substantielle concernant Nostradamus. Quatre siècles après les ouvrages de Chavigny, secrétaire de Nostradamus jusqu'à son décès sous le nom de Jean de Chevigny, la situation n'a guère évolué. Mis à part les essais de Pierre Brind'Amour, décédé, et qui a obtenu une aide au Canada pour entreprendre son ouvrage de 1993, la recherche vivante se développe principalement chez des passionnés, à l'écart des institutions culturelles. Force est de constater qu'elle continue de proliférer en dehors des cercles académiques, dans l'édition dite populaire et maintenant sur internet. De pseudo-spécialistes et des fonctionnaires patentés et rétribués par les institutions culturelles étatiques, que ce soit en France ou à l'étranger, sont parfois commandités par des éditeurs et responsables de collection pour couvrir un sujet pour lequel ils n'ont pas la connaissance requise. C'est ainsi qu'on découvre avec une certaine stupéfaction des erreurs, des contre-vérités, des problématiques et des propos désuets dans les articles les plus récents. J'en étudierai quelques uns pour la période 2001-2006.
Gérard Morisse observe dans la Revue Française d'Histoire du Livre que Nostradamus "ne commence que bien timidement à être toléré dans certains magasins de bibliothèques universitaires, sans doute exaspérées [les bibliothèques ?] par les diverses interprétations des Prophéties." (n.122-125, Bordeaux, 2004, p.293). Il reste effectivement d'immenses rattrapages à effectuer, et il n'existe par exemple aucune édition des Prophéties à l'université toulousaine (la quatrième ville universitaire de l'hexagone après Paris-Versailles-Créteil, Lille et Lyon), pas plus que dans le Réseau des bibliothèques universitaires de Toulouse et de Midi-Pyrénées, ni ancienne, ni récente, alors que la médiathèque municipale d'Albi possède le seul exemplaire connu de la toute première édition des Prophéties ! La dite "exaspération" et les états d'âme des spécialistes ne datent pas d'hier, et la raison invoquée semble bien insuffisante pour expliquer ces lacunes et ces tares. En réalité la politique d'acquisition des bibliothèques universitaires françaises en ce qui concerne Nostradamus et dans des domaines proches comme l'astrologie ou l'histoire de l'astrologie (cf. ma thèse de 1993) relève d'hostilités viscérales, de présupposés idéologiques, et d'un obscurantisme maladif, issus des idéologies positivistes et pseudo-rationnelles des XVIIIe et XIXe siècles.
Morisse note l'intérêt universel pour Nostradamus via une comparaison établie (en 2004 ?) à l'aide du moteur de recherche Google : 569.000 de pages indexées pour Nostradamus, 184.000 pour Rabelais, et 97.700 pour Ronsard (p.42 de son intoduction à Nostradamus : cf. infra). En mars 2006, j'ai noté 6.000.000 de pages pour Montaigne, 4.500.000 pour Rabelais, 3.000.000 "seulement" pour Nostradamus et 1.000.000 pour Ronsard, mais à la mi-mai 2007 : 8.440.000 de pages pour Nostradamus, 7.250.000 pour Montaigne, 2.660.000 pour Rabelais et 1.030.000 pour Ronsard, à comparer aussi aux 45.700.000 entrées pour Shakespeare, aux 23.400.000 pour Cervantes, aux 20.500.000 pour Erasmus, et aux 10.400.000 pour Descartes. Ainsi Michel de Nostredame serait en passe de devenir d'ici peu l'auteur français le plus présent sur la toile.
"Nostradamus représente ce qu'il y a de meilleur dans la civilisation provençale de l'époque", note Emmanuel Le Roy Ladurie qui se déclare à raison sceptique sur les interprétations d'un Prévost forçant le sens des quatrains pour l'enserrer dans le carcan de chroniques moyenâgeuses reconstituées : "Nostradamus est un grand poète : l'obscurité même de ses textes fait de lui en quelque mesure le contemporain de nos poètes actuels, qui sont souvent fort obscurs, mais très éloignés d'avoir son talent." (in Le Figaro magazine, n.17055, 1999, p.64). "Nostradamus, en fait, est un grand poète, à l'hermétisme fascinant, qui se situe pour moi quelque part entre Mallarmé et Saint-John Perse." ajoute-t-il en 2001 ("Le roman de la Provence", in Nouvel Observateur, n.1918, 2001). Et c'est bien en effet vers l'analyse poétique que s'orientent la plupart des articles récents. Soulignons cependant que la survie et la renommée de Nostradamus ne proviennent aucunement des recherches académiques, mais des études d'autodidactes passionnés, parfois aux lectures jugées irrecevables pour la petite raison consensuelle, et de son immense influence sur l'inconscient collectif populaire. Et si les recherches académiques, universitaires et para-universitaires amorcent quelque récent intérêt pour l'astrophile salonnais, elles conserveront une dette vis-à-vis des études antérieures, ne leur en déplaise.
1. Gilles Polizzi : "Au sanguinaire le nombre raconté : le thème millénariste dans les Prophéties de Nostradamus"
in Formes du millénarisme en Europe à l'aube des temps modernes, Actes du Colloque international de l'Association "Renaissance, Humanisme, Réforme" (Marseille, 10-12 septembre 1998), éd. Jean-Raymond Fanlo & André Tournon, Paris, Honoré Champion, 2001
L'universitaire mulhousien expose à nouveau, dans la première partie de son article, son idée d'une écriture éclatée rendue par la technique du "cut-up" expérimentée par William Burroughs dans les années soixante, à partir d'un matériel provenant de sources diverses, et notamment de l'histoire romaine : "Ne pourrait-on voir dans les Centuries l'agencement ingénieux de matériaux choisis pour "prendre au piège" les aléas de l'histoire future ?" (Polizzi, " 'Lac trasmenien portera tesmoignage' ou de l'usage de l'Histoire Romaine dans les Centuries", in Nostradamus ou le savoir transmis, Lyon, 1997, p.72). La composition des quatrains relèverait de la parataxe (c'est-à-dire d'une syntaxe "disjonctive et contournée") et du collage aléatoire de syntagmes, repérés principalement par des noms et vocables empruntés à l'histoire romaine.
L'observation d'emprunts aux poètes et aux historiens romains est relativement aisée dès lors que les patronymes d'empereurs et de généraux figurent explicitement dans le texte, et ce dès les premiers almanachs et pronostications de Nostradamus, comme dans les extraits de la Pronostication pour l'an 1550 conservés par Chavigny : "le siecle de Sylla ou de Marius est de retour" (PP50-2), ou l'expression "metuens Poenos Gallumque ferocem" (PP50-3) qui semble provenir de l'Histoire romaine de Florus (cf. CN 2). Cependant si l'identification du contexte est aisée, la reconnaissance de la source effective l'est beaucoup moins, et il ne suffit pas d'avoir repéré quelques vocables pour ipso facto avoir identifié la source avec certitude, et nombre de passages repérés par Georges Dumézil et Pierre Brind'Amour n'échappent pas à cette ambiguïté. Comme je l'ai montré récemment, les deux premiers vers du quatrain 84 de la première Centurie ne s'inspirent pas des Géorgiques de Virgile comme l'affirme Brind'Amour (1996, p.165), mais des Poemata d'Ulrich von Hutten (cf. CN 47). Ce qui ne signifie pas que ces vers doivent s'appliquer stricto sensu au contexte défini par cette source (cf. mon texte : "Nostradamus connaissait-il les planètes trans-saturniennes ?", CURA, 2000 & Atlantis, 404, 2001).
La distinction entre le contexte historique et la source effective est d'autant plus minimisée dans l'hypothèse de Polizzi que la technique du collage laisse une marge infiniment extensible à l'interprétation. L'exégèse s'en trouve facilitée puisqu'il suffit dès lors d'isoler chaque vers et même chaque syntagme, sans préoccupation pour l'unité du quatrain, ou même du vers, remise en cause et niée. Dans cette hypothèse le quatrain ne signifie rien ou pas grand chose, et "Nostradamus ne sait pas toujours ce que son propre texte "veut dire"." (p.433). L'analyse déconstructiviste, très prisée depuis les travaux de Derrida, permet à bon compte de faire l'économie de la recherche sémantique en admettant l'interchangeabilité des syntagmes et en présupposant "la production d'un sens aléatoire" (p.433).
J'estime pour ma part que la confusion entre le contexte apparent, la source effective (si elle existe), et le sens qui doit être recherché pour chaque quatrain, est préjudiciable à l'exégèse. La cohérence de la préface à César ne fait nullement apparaître les dites techniques de collage, et les emprunts à Savonarole et au cyclologue Richard Roussat sont toujours arrangés et modifiés pour illustrer le discours et le mettre en perspective. Plus qu'une composition systématique par cut-up, le texte intègre certains éléments du passé afin d'éclairer des situations historiques comparables dans une configuration répétitive de l'histoire. Cette mise en perspective est le principal outil au service d'une vision cyclique de l'histoire et de la figure d'un Janus bi- ou tricéphale (cf. ma récente analyse de "La lettre de Nostradamus à César", CN 33).
En revanche, dans la logique du cut-up revendiquée par Polizzi -- ou plutôt dans son illogique ! -- il ne reste plus qu'à cerner les thèmes récurrents du texte, tâche faisant l'objet de la seconde partie de l'article. Polizzi a choisi les motifs se rattachant au thème millénariste : changement et rénovation, cycles planétaires et retour saturnien, déluge, famine et fléaux divers, multiplication des sectes, persécutions de l'Église, séductions de l'Antéchrist, retour de l'esprit divin. Outre l'hétérogénéité de ces prétendus motifs d'une topique qui apparaît peu de manière explicite dans le texte, on pourra regretter leur manque d'articulation et l'absence d'un schème qui les coordonne.
La temporalité cyclique et l'annonce du retour d'un état du monde quasi immaculé mis en évidence dans la première préface sont minimisées. Comme le suggère Nostradamus à la fin de son texte (au paragraphe 40 de mon édition), la seconde préface (1558), est déjà conçue en 1555 comme une illustration détaillée du cadre cyclique général mis en place dans la première, laquelle reste curieusement ignorée par Polizzi (cf. CN 33). Il est étonnant que son exposé ne s'appuie pas en premier lieu sur ce texte. Les connotations millénaristes chez Nostradamus, relativement accessoires, s'inscrivent dans un schéma cyclique d'ensemble. Autrement dit, ce n'est pas le thème des cycles planétaires qui serait une articulation du thème millénariste, mais bien l'inverse : c'est parce que le décompte millénariste coïncide avec des échéances cycliques que les connotations millénaristes apparaissent en trompe-l'oeil dans le discours, comme la date de 1999 dans le quatrain 72 de la centurie X.
Faute d'avoir cerné ou compris le canevas présenté dans la préface à César, Polizzi en est conduit à déambuler aléatoirement, un peu à l'image de la méthode qu'il préconise, dans les méandres du texte nostradamien dont il ponctionne quelques vers et syntagmes au hasard de l'analyse.
Pour le détail, signalons les trois points suivants :
- Nostradamus aurait "toujours pris ses distances" avec "le cadre de la 'technique' astrologique" (p.430). C'est faux, et il suffit de lire la préface à César pour se persuader qu'il a au contraire voulu inscrire son inspiration et son intention prophétiques dans le contexte précisément délimité des cycles planétaires, quelles que soient les techniques astrologiques qu'il ait utilisées.
- Polizzi prend curieusement ses citations de la seconde partie des Prophéties (contenant la préface à Henry et les centuries 8 à 10) dans une édition tardive, à savoir une édition Pierre Rigaud (c.1603, BM Lyon Res 808.163), ignorant le fac-similé d'une édition Benoist Rigaud de "1568" paru en 2000 ainsi que les exemplaires accessibles signalés par Ruzo et les bibliographes ultérieurs, alors même qu'il souligne la nécessité de s'appuyer sur le texte des premières éditions (p.434). A l'occasion il signale les travaux iconoclastes et facétieux de J. Halbronn (p.435), et loue le travail critique de Brind'Amour qui aurait rétabli les "bonnes" graphies "d'après la source" (p.434). Rappelons que pour la première partie des Prophéties, des fac-similés des éditions de 1555 et 1557 sont parus et ont été préfacés par Robert Benazra en 1984 et 1993, et que pour la seconde partie, Brind'Amour ne s'appuie que sur une édition rouennaise du XVIIe siècle !
- Enfin Polizzi a observé (pp.430 & 450) -- sans s'engager plus avant -- quelques coïncidences numérologiques entre le nombre 666, du nom de la bête de l'apocalypse de Jean, le thème de l'antéchrist et des sectes hérétiques, et le nombre attribué aux quatrains s'y rapportant, à savoir les quatrains VIII-77 (= 777) : "L'antechrist trois bien tost annichilez / Vingt & sept ans sang durera sa guerre" (vers A-B), X-66 (= 966) : "Roy Reb. auront un si faulx antechrist" (vers C), et VI-66 (= 566) : "Au fondement de la nouvelle secte" (vers A). Ajoutons que ces quatrains se relient aisément au nombre johannique rapporté à l'unité, à la centaine, et au nombre 3 souligné à deux reprises dans le quatrain VIII-77 (3 étant la racine cubique du nombre 27) : 777 = 666 + 111 ; 566 = 666 - 100 ; 966 = 666 + 300. Ce dispositif corrobore l'organisation tripartite de sous-systèmes cryptonumériques au sein du texte nostradamien, que j'ai déjà observée dans de précédents textes (Pour des observations similaires dans la traduction du livre d'Horapollon, cf. CN 28).
2. Claude-Gilbert Dubois : "L'invention prédictive dans les Prophéties de Nostradamus"
in Ésotérismes, gnoses & imaginaire symbolique, Mélanges offerts à Antoine Faivre, éd. Richard Caron, Joscelyn Godwin, Wouter Hanegraaff & Jean-Louis Vieillard-Baron, Leuven, Peeters, 2001
Le texte s'inscrit dans une approche littéraire similaire à celle de l'article précédent, mais sans pour autant renoncer à la dimension oraculaire des Prophéties : "le temps futur y est perçu en miettes, sous forme de mosaïque déglinguée. (...) C'est du tachisme, c'est du pointillisme, qui utilise sciemment une technique déconstructionniste." (p.552). Malheureusement, l'article est mal informé, très en retard par rapport aux recherches actuelles, et se contente de reprendre quelques interprétations communes, incluant le quatrain apocryphe du "fourchu" déjà signalé par Étienne Tabourot en 1583 et qui apparaît dans une édition troyenne datée de 1605. Dubois note que les ouvrages "interprétatifs" actuellement les plus usités seraient ceux de Serge Hutin (1972) et du fils Fontbrune (1980). Peut-être en France, et encore, mais qu'importe. Il mentionne une "réédition" (!) de la Bibliographie Nostradamus de Chomarat, publiée à "Lyon" (!) en "1984" (!), un ouvrage que visiblement il n'a pas consulté, et s'attarde sur le fameux quatrain de Varennes (IX 20) tout en ignorant les deux principales contributions à son exégèse, à savoir l'interprétation de Georges Dumézil (1984) et l'article de Chantal Liaroutzos (1986), lequel n'invalide pas le canevas proposé par le célèbre mythologue contrairement à ce qui est affirmé dans les cercles sceptiques. Au final on estimera qu'Antoine Faivre méritait mieux que ce fourre-tout superficiel et mal documenté.
Dans un article paru en 2004, "La mise en forme du style "oraculaire" dans le français du XVIe siècle" (in Les normes du dire au XVIe siècle, Actes du colloque de Rouen (15-17 novembre 2001), éd. Jean-Claude Arnould et Gérard Milhe Poutingon, Paris, Honoré Champion, 2004), l'auteur revient sur son interprétation tachiste, apparentée aux tags muraux contemporains, laquelle marquerait une "série de visions instantanées, de flashes, sans lien entre elles" (p.31), qui serait caractéristique du style oral et oraculaire du salonnais, comme dans le vers III-12A (Par la tumeur de Heb. Po, Tag. Timbre & Rosne) ou dans le fameux quatrain onomatopéique XII-4 (Feu, flamme, faim, furt, farouche, fumée / Fera faillir, froissant fort, foy faucher, etc), transcrit par Chavigny dans son Janus en 1594. Hélas l'auteur qui s'appuie sur l'édition périmée de Serge Hutin (1966), transcrit "surt" pour "furt" et "Rome" pour "Rosne" ! Plusieurs oeuvres sont mises à contribution, comme Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, dans ce sujet trop vaste pour un propos si mince, sans qu'il en ressorte quelque conclusion satisfaisante, ni comparativement, ni même relativement à chacun des textes survolés.
3. Yvonne Bellenger : "Nostradamus prophète de malheur"
in Travaux de Littérature, 16, 2003
Cet article est un supplice pour les yeux et pour l'esprit. Il ne développe aucune analyse substantielle, mais agglutine certains témoignages et textes hostiles à Nostradamus ou cités en ce sens, avec une prédilection pour l'invective de Laurent Videl (1558), l'ouvrage dépassé de Jacques Boulenger (1943), et celui de Liberté LeVert, alias Everett Bleiler (1979), sans oser cependant s'appuyer sur celui de James Randi (1993), le best-seller ignorant des cercles sceptiques et zététiques anti-nostradamistes. Parsemé d'erreurs et de confusions, voire d'expressions volontairement désobligeantes et censées épouser un sujet "mal-traité" ("les catastrophes naturelles dont les almanachs font leur beurre" (p.243), "c'est évidemment de cette inquiétude que les faiseurs d'almanachs tirent leur fonds de commerce." (p.245), etc), il s'achève sur un affligeant constat concernant Nostradamus, à contre-courant des meilleures études récentes, à commencer par celle de Brind'Amour, quand bien même nous en avons ici même souligné certaines limites : "Imposteur, donc [sic], charlatan, exploiteur cynique de la crédulité ordinaire ..." (p.256). L'article s'inspire davantage de certaines affirmations et positions de principe de LeVert ("a canny businessman (...) remarkably inept as a purveyor of the future") -- par ailleurs beaucoup plus nuancées que les extraits choisis ne le laissent entendre --, que des recherches de Brind'Amour dont le but fut précisément d'essayer de sortir Nostradamus de l'ornière des silences, des hostilités excessives et des a-priori ignorants et outrecuidants qui font florès dans la littérature pseudo-savante depuis plusieurs siècles, de Gabriel Naudé (1625) à un Camille Pitollet trois siècles après.
L'idée "basique" de l'article, à savoir la lecture d'un prophète "de malheur", est à la fois abusive et simpliste. Elle relève d'une lecture superficielle du texte nostradamien, lequel ne fait que révéler l'effroi et la terreur suscités, non tant par les conflits extérieurs annoncés, devraient-ils s'inscrire même dans le contexte de l'histoire et de la décadence romaine, ou dans celui des guerres religieuses du XVIe siècle, mais par des peurs, appréhensions et émois intérieurs du lecteur. La forte teneur autoréférentielle du texte nostradamien véhicule moins une certaine quantité d'effroi inhérente à tout texte prophétique, qu'elle révèle, au sens propre, un rapport de défiance et d'incompréhension véhiculé par certaine lecture effrayée du texte. Autrement dit le texte oraculaire renvoie à son lecteur l'image de ses propres dispositions intérieures. Aussi Raymond Abellio peut noter qu'il ne croit pas "qu'une peinture pessimiste, si catastrophique soit-elle, de l'avenir humain, soit aujourd'hui susceptible d'aggraver le désordre général des esprits" (Vers un nouveau prophétisme, Paris, Gallimard, 1950, p.12), précisément parce que c'est la lecture affolée et désordonnée d'un texte mal compris qui porte en elle-même les stigmates de sa propre confusion.
Notons encore quelques points qui donnerons au lecteur une idée de l'étendue des déficiences de cet article :
- L'astrologie naturelle, par opposition à l'astrologie judiciaire, est définie comme "simple constatation de l'influence des astres sur le sort du monde et des hommes" (p.241). Autrement dit l'astrologie naturelle relèverait du constat, et l'astrologie judiciaire de la pratique et de la mise en application de ce constat ! J'ignore où Y. B. a recopié cette ineptie : rappelons que la distinction entre astrologie naturelle et généthliaque (ou judiciaire) remonte au moins à l'encyclopédiste Isidore de Séville qui, dans ses Etymologia, oppose l'astrologie naturelle (météorologique, agricole et médicale), à ce qu'il appelle l'astrologia superstitiona (horoscopique et prédictive). En outre, la plupart des autorités ecclésiastiques ne rejettent pas les influences astrales générales, mais contestent la possibilité de prévoir le particulier, en raison du dogme du libre-arbitre (pour ces questions, cf. mon "Manifeste pour l'astrologie", CURA, 1999).
- "Il ne reste aucun almanach de Nostradamus répertorié dans une bibliothèque publique." (p.241). Tiens donc : celui pour l'an 1561 est à Sainte-Geneviève, celui pour 1562 est à Bruxelles, celui pour 1563 à Aix, celui pour 1565 à Pérouse, celui pour 1566 à Naples et Montréal ! Y. B. a du mal à comprendre la succession des éditions des Prophéties, et passe de l'édition de 1555 à des éditions à dix centuries "complétées dans les dix années suivantes" (p.242), c'est-à-dire entre 1555 et 1565 ! Elle remercie un collègue à qui elle doit une citation figurant dans une édition tardive de la Prosopographie d'Antoine Du Verdier (p.249), laquelle est mentionnée en page 155 du Répertoire de Benazra ! Finalement elle ignore ou a vaguement parcouru les bibliographies de Ruzo, de Chomarat et de Benazra (pourtant cité) comme l'ouvrage de Chevignard, publiés respectivement en 1982, 1989, 1990 et 1999.
- Y. B. qui confond almanachs et pronostications, pronostication et pronostications, voire présages et publications annuelles, croit que le quatrain inaugural pour l'an 1555 est paru dans l'almanach, et ne parvient pas même à lire ce qu'écrit Benazra qui n'a jamais prétendu "contrairement à ce qu'a écrit Du Verdier" que les publications mensuelles parues en 1554 ont été les premières publiées par Nostradamus (pp. 242 & 253) ! Quand on a la prétention d'écrire sur un sujet aussi complexe, la moindre des exigences serait d'essayer de comprendre et si possible de vérifier les affirmations des auteurs consultés.
La pigiste des revues académiques réitère sa méconnaissance des recherches nostradamiennes dans un article paru en 2007, "Nostradamus au fil du temps" : "Il ne reste aucun almanach de Nostradamus répertorié dans une bibliothèque publique", reprenant sa formule de 2003 (in Fiona McIntosh-Varjabédian (ed.), La postérité de la Renaissance, Université de Lille III, 2007, p.115). En quatre ans Y. B. n'a rien appris ou pas grand chose, se bornant à recopier les entrées du Répertoire de Benazra (se référant aussi à cet ouvrage pour les quatrains des almanachs, en continuant d'ignorer l'ouvrage de Chevignard paru en 1999 !), et mentionnant le site internet grand public "Nostradamia", ignorant l'Espace Nostradamus de Benazra comme les Études nostradamiennes du Cura. Elle trouve "un peu inquiétant" que deux thèses aient pu être soutenues sur Nostradamus (en 1941 et 1951), toujours recopiant les relevés du Répertoire de Benazra : On pourra trouver beaucoup plus inquiétant que des presses universitaires en restent à ce degré d'obscurantisme et d'indigence.
4. Anna Carlstedt : "Nostradamus mélancolique: Un poète déguisé en prophète?"
in Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 22.2, 2004
L'article débute mal en expliquant dans sa première note que les 353 quatrains de l'édition de 1555 "sont disposés en trois centuries" (p.41) et finit plus mal encore en affirmant que "Nostradamus en tant qu'auteur offre peu de mystère" (p.55) ! A. C. participe à ce courant d'universitaires et de prétendants, qui ayant au moins et tardivement reconnu la valeur littéraire du texte des Prophéties, cherchent à "enlever l'oeuvre nostradamienne à la prophétie pour la rendre à la poésie." (p.41) L'ennui est que cette lecture, si elle favorise la diffusion de l'oeuvre de Nostradamus et autorise enfin au sein des départements de recherche la parution d'articles, encore de piètre qualité, a tendance à faire l'impasse sur l'essentiel, car en se polarisant sur le rythme du vers et sur le décompte des mots et des syllabes, elle a tendance à évacuer la recherche du sens. L'étude des seuls états et agencements du signifiant occulte la possibilité même de la significabilité du texte. Et pour avoir suivi des études de phonétique et linguistique par d'innombrables méthodes concurrentes fort prisées dans les années 70, je suis devenu depuis longtemps sceptique sur leur efficience réelle et sur leur prétendue supériorité par rapport aux analyses philologiques et rhétoriques classiques. Autrement dit la méthode ne remplace pas le savoir et la perspicacité de l'interprète.
La première partie de l'article s'alimente essentiellement des observations et des références du pénétrant article d'Olivier Pot, "Prophétie et mélancolie : La querelle entre Ronsard et les Protestants (1562-1565)" (in Cahiers V. L. Saulnier, 15, Paris, 1998), pour n'y ajouter que de plates conclusions : "Nostradamus écrit ses Centuries dans un style issu de cette fureur prophétique et notamment lié au tempérament mélancolique." (p.44). Concernant les premiers quatrains des Prophéties, A. C. attribue à Brind'Amour la découverte d'un emprunt de Nostradamus à Jamblique (p.46), bien connu depuis les études de Buget (1860 !) et l'interprétation de Le Pelletier (1867), alors que l'universitaire canadien avait voulu précisément montrer que Nostradamus se serait plutôt inspiré d'une source intermédiaire, le De honesta disciplina de l'érudit italien Pietro Riccio (1543).
A. C. qui comptabilise et énumère les occurences dans le texte des "planètes associées à la mélancolie" (p.50) -- Saturne 27 fois, Mars 45 fois, Mercure 11 fois --, ignore que Mars, la planète la plus fréquente, est associée au tempérament colérique, qui est précisément l'inverse du mélancolique (cf. l'ouvrage classique de Raymond Klibansky et al. (1964) et ma thèse doctorale de 1993). Non seulement A. C. se fourvoie sur une donnée simplissime de l'histoire de la psychologie et de l'astrologie -- une erreur que de commettrait pas la plupart des débutants et apprentis astrologues --, mais ne se rend pas compte que son décompte invalide finalement ses propos et sa "méthode", laquelle se borne à continuer de comptabiliser les vocables (mort 148 fois, feu 79 fois, sang 114 fois ...) pour en arriver à ce constat banal -- issu d'une lecture superficielle -- que "les Centuries ne constituent qu'une fresque privée de tout espoir" (p.48) -- pas plus que le journal télévisé qui ne traite que d'attentats, de conflits armés, de catastrophes écologiques, d'accidentés de la route, d'actes criminels, de décès, de procès financiers, etc ! En outre, le genre prophétique n'est pas de nature bucolique, et il ne suffit pas d'observer que le vocable "mort" et ses dérivés figurent environ 150 fois dans les Prophéties, car à ce compte on pourrait aussi bien remarquer, par exemple, que les vocables "neuf", "nouveau", "changement" et leurs dérivés y figurent tout autant.
Ces tendances se retrouvent dans la thèse d'Anna Carlstedt, La poésie oraculaire de Nostradamus : Langue, style et genre des Centuries (Université de Stockholm, 2005), dirigée par Mireille Huchon et disponible sur internet. A. C. qui ignore les recherches et études publiées au CURA, s'appuie sur une documentation triviale et sur les quelques articles qu'elle a pu trouver dans les bibliographies autorisées dans son milieu. De nombreuses confusions quant à la connaissance de son sujet, des textes et des articles mentionnés, et une analyse passable et partielle de la métrique, de la prosodie et surtout de la sémantique du texte de la première édition des Prophéties, font de cette thèse un travail médiocre qui s'inscrit dans un canevas à prétention "scientifique", restant très en-deça de la recherche actuelle et de ce qu'on est en droit d'attendre d'un travail universitaire, surtout médiatisé et sponsorisé comme il l'a été, et d'autant plus facilité qu'il y a moins de risques à opiner sur les lectures de Brind'Amour qu'à entreprendre l'étude d'autres parties du corpus prophétique qui n'ont toujours pas fait l'objet d'une édition critique.
Dans un luxe d'analyses comptables parfois inutiles (décomptes de la particule "et", de la nature des rimes, etc...), rien ou presque sur l'interprétation proprement dit, sur les figures de style et éléments de rhétorique, sur l'interprétation et le cadre sémantique des quatrains, dont ne sont relevés que trois thèmes. A. C. se contente de quelques paraphrases des quatrains, en majorité empruntées à Brind'Amour -- ce qui en passant s'avérait déjà être le point faible de son ouvrage de 1996 --, et n'apporte aucun éclairage nouveau sur les sources historiques, contrairement aux préoccupations de l'universitaire canadien et de ses successeurs. Quant à la discussion des interprètes du passé, à commencer par Chavigny (qui a parfois vu juste), c'est le vide absolu. Au final, dans une panoplie de références à de petits maîtres de la linguistique et de la stylistique modernes, et dans une exubérance de gammes scolaires et d'exercices d'application, l'auteur aura accouché d'une souris.
5. Gérard Morisse : "Nostradamus, cet humaniste"
in Nostradamus, Les prophéties [Lyon, Antoine du Rosne, 1557, fac-similé de l'exemplaire de Budapest], [Budapest], Kossuth, 2004
On regrettera le choix éditorial discutable de cette réédition d'une impression du Rosne de 1557 ayant déjà fait l'objet d'un fac-similé en 1993. L'apport essentiel du texte annexé à cette réédition réside dans l'étude matérielle des premières impressions et notamment des éditions Antoine du Rosne de 1557 au moment même où indépendamment j'entreprenais une étude similaire concernant les éditions Macé Bonhomme de 1555 (étude 135 du Ramkat, parue sur le site de Robert Benazra le 1er janvier 2005 : cf. CN 26). J'ai depuis pris connaissance de ce texte accompagné du fac-similé de l'exemplaire de Budapest, que G. M. m'a aimablement envoyés en mars 2006 ; et je l'en remercie (cf. ma propre synthèse concernant l'appareil typographique des éditions du Rosne : CN 27). D'autre part, j'ai expliqué à diverses reprises pourquoi je ne croyais pas que l'édition du Rosne, à l'achevé d'imprimer daté du 3 novembre, aurait été imprimée en 1556 pour la foire de l'Épiphanie de Lyon du mois de janvier "1557" (cf. CN 25, 27 & 31). Ma récente étude du quatrain IV-88 et des variantes incorrectes de cette édition, ne plaide pas non plus en faveur de son hypothèse (cf. CN 48), -- d'autant plus qu'avant la réforme calendaire de Charles IX (1567), au mois de janvier qui suit décembre, on est toujours en 1556.
Un autre intérêt du texte, à savoir le signalement d'un important article oublié de Claude Dalbanne consacré à l'imprimeur lyonnais Robert Granjon (mais le texte relatif à la livraison des ouvrages de Nostradamus avait déjà été reproduit par Édouard Gosselin dans ses Glanes historiques normandes dès 1870 : cf. CN 58), rend cette étude utile et appréciable, nonobstant les quelques erreurs qui suivent :
- Gérard Morisse hésite sur l'une ou l'autre des éditions du Rosne concernant l'exemplaire de Moscou : "on ne sait pas s'il s'agit bien de cette même édition [celle reproduite en fac-similé]" (p.5). Il s'agit bien de cette dernière édition s'il faut en croire Klinckowstroem et Leoni (cf. CN 27).
- Une certaine confusion entre les éditions lyonnaises Bonhomme de 1555 (p.20). La première est l'édition de l'exemplaire d'Albi, et c'est la seconde, celle de l'exemplaire de Vienne (en Autriche), qui est le retirage corrigé et porteur d'annotations manuscrites latines (cf. CN 25).
- G. M. admet sans discussion que seules les éditions lyonnaises de 1555 et de 1557 seraient parues du vivant de Nostradamus (p.24) : c'est oublier l'édition de 1558 dont l'existence apparaît désormais de plus en plus probable (cf. CN 11, 25, etc).
- Il confond Jean Brotot et Maître Bertot dit la Bourgogne dans la procuration du 11 novembre 1553 (p.30). On voit mal Nostradamus intenter une démarche en justice contre celui qui restera son plus fidèle imprimeur jusqu'à son décès en 1560 (cf. CN 8).
- Morisse mentionne une lettre du même Jean Brotot du 20 septembre 1554, incorrectement datée de l'année 1557 dans le manuscrit de Chavigny, et en tire certaines conclusions irrecevables concernant les Prophéties (p.31 ; cf. CN 13).
6. Bernard Chevignard : "L'énigme Chevigny / Chavigny : les pièces du dossier"
in Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 67, 2005
Le spécialiste incontestable de Jean Chevignard, alias Chevigny ou Chavigny, reprend et amplifie ses brillantes études consacrées au secrétaire puis exégète de Nostradamus (cf. notamment "Jean-Aimé de Chavigny : esquisse bio-bibliographique" (1995-1996) et "Jean-Aimé de Chavigny : son identité, ses origines familiales", 1996), répondant aux attaques de Jean Dupèbe épaulé par Jean-Paul Barbier (BHR, 63, 2001), selon lesquels "les explications que nous offre M. Bernard Chevignard sont d'une insigne faiblesse" (p.182 et p.303). Il m'apparaît au contraire que c'est bien la spéculation hasardeuse de M. Dupèbe qui requiert ce qualificatif. Qu'elle ait pu piéger le jugement de Brind'Amour en 1996, habituellement perspicace, ne prouve rien. En outre le malheureux Chevignard, pour son ouvrage de 1999, avait déjà eu la malchance de faire l'objet du compte-rendu tardif d'un Roger Prévost, qui ne rend pas compte de son intérêt, et y mêle imprécisions et bévues de son cru ("des quatrains de ses Almanachs annuels rassemblés en 1605" (sic), (in la Revue d'histoire littéraire de la France 103, 2003, p.708-9).
Rappelons le scénario imaginé par Dupèbe en 1983 et corsé ou plutôt corseté par Brind'Amour : Jean-Aimé de Chavigny aurait usurpé l'identité et la devise du secrétaire de Nostradamus, Jean de Chevigny, lequel serait décédé vers 1580 pour laisser la place à son successeur qui aurait récupéré auprès du premier les oeuvres et notamment les opuscules annuels laissés par Nostradamus à sa mort : "Je suppose aussi qu'à la mort, précoce, de Chevigny, il hérita de la collection d'ouvrages nostradamiens de ce dernier." (Brind'Amour, 1996, p.LXIII). L'origine de cette hypothèse provient d'une lecture "au premier degré" de quelques vers de Chavigny se morfondant sur la mort de son jeune ami Antoine Fiancé (1552-1581) dans Les larmes et souspirs sur le trespas tres-regretté de M. Antoine Fiancé Bizontin (Paris, Estienne Prevosteau, 1982, p.41) :
"Car il est bien raison que ceux qui en la vie
Ont fidelles amis mesme course suivie,
Cerché mesme laurier, eu mesmes volontez,
Soyent apres la mort blesme en mesme lieu portez."
Il est pour moi évident depuis au moins dix ans que ce texte allégorique n'est pas à lire littéralement comme le font Dupèbe et Brind'Amour pour appuyer l'hypothèse selon laquelle Chavigny et Fiancé auraient été du même âge, mais au sens métaphorique, comme un ami ou pourquoi pas un amoureux, peut s'adresser à son aimé, et que la différence d'âge n'interdit pas des parcours existentiels similaires chez les deux médecins bourguignons. On peut estimer que cette différence d'âge entre Chavigny et Fiancé fut la même qu'entre Socrate et Alcibiade, et le dernier vers semble précisément illustrer la mort symbolique dont se pare Chevigny et qui annonce sa métamorphose existentielle et identitaire. Comment d'ailleurs un imposteur aurait pu commettre cet impair de révéler implicitement son âge, alors qu'il viendrait de s'emparer des précieux opuscules nostradamiens avec l'intention de les publier ? Nous sommes là en plein coeur d'une romance partitionnée par divers interprètes aux instruments discordants.
Cette théorie spécieuse est encore ressassée par Jean-Paul Barbier, dans Ma Bibliothèque poétique (vol. IV.4 (De Marquets à Pasquier), Genève, Droz, 2005, p.40 et p.474 sq.) avec un acharnement navrant, d'autant plus que les biographes généralement, faute de courage, évitent d'émettre de telles spéculations. La source principale de cette théorie sur laquelle s'excite certaine glose moderne, vient d'une idée émise par Simon Gautheret-Comboulot en 1886 (cf. CN 125 in fine). Ce collectionneur, né en 1930, juge avec un goût littéraire à rafraîchir que "l'auteur des Prophéties n'a rien d'un poète inoubliable" (p.450), avoue son manque d'intérêt pour Nostradamus (p.495), reprend la bourde de Chomarat sur l'imposteur "Nostradamus le Jeune", fils supposé de Nostradamus (p.461), et ignore d'autres travaux bio- et bibliographiques plus fiables, ceux de Benazra, comme ceux de Ruzo (1900-1991) qu'il n'a pas consulté mais qu'il imagine être son "contemporain ou même plus jeune" (p.445) ! Il serait temps que les éditions académiques et en particulier Droz, prennent conscience du retard considérable accumulé quant à la connaissance des écrits de Nostradamus, de son environnement, des auteurs qui ont souligné son importance culturelle depuis des siècles (en dépit de la lâcheté et de l'obscurantisme de leur temps, y compris le présent même), et permettent que soient publiés les travaux de recherche pionniers et originaux, et pas seulement filtrés par les compilations du personnel local autorisé et par les héritiers et clans protégés par la coupe des directeurs de collection (cf. mon épilogue, infra).
Chevignard, outre des compléments d'information à ses articles précédents, diverses précisions généalogiques, et des recoupements textuels entre les écrits publiés sous les noms de Chevigny et de Chavigny, aborde l'essentielle question graphologique que les tireurs d'oreille des compte-rendus de 2001 ont pris soin d'éluder. Car la comparaison des écritures, pour qui connaît notamment le manuscrit du Recueil des épîtres latines transcrit par Chevigny vers 1566, et ceux de Chavigny, notamment son Recueil des Presages prosaïques (1589), ne laisse aucun doute quant à la similitude des écritures. Chevignard en tire les conclusions qui s'imposent à partir de l'horoscope de Rouen (1581), signalé par Françoise Joukovsky en 1971 (cf. CN 10), et de la correspondance partiellement latine de Nostradamus, transcrite par Chevigny mais récupérée par César de Nostredame (p.360). J'étais parvenu aux mêmes conclusions lors de mon examen des manuscrits de 1589 (cf. CN 1 & sq.). et de 1566, dont Brind'Amour avait donné quelques images en 1993 (p.128 & p.140), mais malheureusement le Corpus Nostradamus, après 58 articles, n'en est qu'à l'année 1558, et donc bien loin d'aborder dans le détail les textes relatifs à Chevigny alias Chavigny.
Signalons deux pièces à rajouter éventuellement au dossier bibliographique de Chevignard paru en 1996 :
- un sonnet de Io. du Cha. dans la Briefve description de l'esjouissance de la reduction du Havre (Lyon, Benoist Rigaud, imprimé par Ambroise du Rosne selon Baudrier, 1563, f.C2v)
- un Chavigny signataire d'une missive favorable à Henry IV dans la Lettre escrite par les deputez des princes, officiers de la Couronne, et autres Seigneurs Catholiques qui recongnoissent le Roy aux deputez de l'Assemblée qui est à present à Paris, du XXIII jour de juin, 1593 (Lyon, Benoist Rigaud, 1594)
Dans un article paru en 2003 ("Le climat dans les Almanachs de Nostradamus", in L'homme et l'environnement : Histoire des grandes peurs et géographie des catastrophes, Actes du colloque de Dijon (novembre 2000), dir. Jocelyne Pérard & Maryvonne Perrot, Dijon, Université de Bourgogne), Bernard Chevignard épingle les "élucubrations" rétrospectives ou prospectives de certains glossateurs de Nostradamus, "doux illuminés ou fins commerciaux" (p.75), parmi lesquels s'alignent Elisée du Vignois (1910), François Payotte (1996) et Peter Lemesurier (1997), lequel aura échangé depuis ses imaginations prospectives par des prétentions rétrospectives, plus rassurantes car alimentées par sa lecture des ouvrages de Brind'Amour et d'un Roger Prévost.
Mais que propose Chevignard, qui reprend les conclusions discutables de Brind'Amour quant aux déficiences techniques du discours astrologique de Nostradamus (cf. CN 52 : "Les données astrométriques dans les opuscules pour l'an 1557") ? Il est amusant de constater que les affirmations et boutades de Pierre Brind'Amour, qui avait sérieusement étudié la problématique astrologique et notamment celle de la domification, aient réussi à gagner la plupart des suffrages, et en particulier de ceux auxquels ces techniques et questions échappent totalement, si bien qu'ils se contentent d'en répéter les conclusions sans en aborder vraiment l'étude. Chevignard s'en tient prudemment aux descriptions astro-météorologiques figurant dans l'Almanach pour 1557 (que j'ai réédité pour la première fois en décembre 2006 : cf. CN 41), et conclut étrangement de leur énonciation ambiguë et souvent contradictoire à "une incitation au discernement et à la responsabilité, un appel à l'initiative" (p.83), voire au libre arbitre, à l'action et à la prière.
Ces conclusions, en contrepoint des élucubrations fatalistes précédemment mentionnées, semblent bien y ajouter de leur cru, car le caractère apodictique de l'énoncé oraculaire peut difficilement être dénié malgré ses ambiguïtés recherchées. En revanche l'humour de Nostradamus sur lequel se clôt l'article, et son espièglerie (cf. l'inscription de la fontaine de Salon en 1553), sont à prendre en considération, même si le caractère facétieux des Prophéties et des Almanachs n'est pas à interpréter comme le signe d'un engagement de type moderniste comme le voudrait Chevignard -- et décidément, oui, "l'oeuvre de ce méridional ressemble à ces auberges espagnoles ..." (p.84) -- mais d'une distanciation de l'intelligence, non par nature ironique mais nécessairement et incessamment confrontée aux postures et impostures des lâches et des ignorants, et non pour engager des troupes et les conduire à quelque loupiotte des discours dominants au tréfonds d'une Caverne consensuelle et moite, mais pour accompagner son lecteur vers une véritable lumière qui n'est peut-être pas celle imaginée par l'auteur de l'article.
Pour le détail, précisons que Michel Chomarat n'a pas reproduit "la première édition complète connue des Centuries" (p.77), mais la seconde (cf. CN 40 : "Chronologie des éditions Benoist Rigaud de 1568"), et que Nostradamus n'a pas changé d'imprimeur en 1556 pour ses publications annuelles, contrairement à ce qui est affirmé p.78 (cf. CN 42 : "Les publications de l'année 1556 pour l'an 1557").
7. Hervé Drévillon : "Michel de Nostradamus"
in Dictionnaire historique de la magie & des sciences occultes, éd. Jean-Michel Sallmann, Paris, Librairie Générale Française, 2006
Ce petit article de vulgarisation n'est pas fiable. Drévillon, qui écrit que Nostradamus publie son "Excellent & moult utile Opuscule" en 1556, aura été berné par l'ajout manuscrit à la date de l'exemplaire disponible sur le site Gallica et ignore mon article paru en mars 2006 (cf. CN 9). La littérature des almanachs est présentée comme un genre populaire à "vocation essentiellement utilitaire" (p.519), ce qui précisément n'est pas le cas des publications annuelles de Nostradamus. Drévillon reprend l'erreur d'appréciation de son collègue Denis Crouzet concernant la supposée "inspiration calviniste" de Couillard (cf. CN 50), et l'iconographie de l'article nous ressert une image du frontispice de l'édition parisienne facétieuse de Pierre Ménier (1589), plutôt que l'une ou l'autre des éditions lyonnaises originales. Je signalerai, anticipant sur une prochaine étude, que cette édition n'apparaît dans aucun catalogue de vente de collections privées ou de libraires. J'en ai dépouillé plus d'un millier en 2005, pour la plupart parisiens, et n'ai trouvé qu'une seule mention d'une édition Pierre Ménier des Prophéties, mais datée de 1610.
H. D. qui mentionne des "erreurs de calcul" figurant dans l'Almanach pour 1557 (cf. CN 52), affirme que le Traité des Fardements et des Confitures est publié en 1556 (sans mentionner les éditions de 1552 et 1555), que les Prophéties "prédisent l'avenir jusqu'en 3797" (une date nécessairement cryptée comme l'ont observé la plupart des exégètes), que la première édition (achevé d'imprimer du 4 mai 1555) serait parue après le voyage de Nostradamus à Paris durant l'été 1555, et que le fameux quatrain qui aurait annoncé le décès du roi Henri II serait le quatrain I-36 (pour I-35) ! On comprendra dans ces conditions, -- à la lecture de ces confusions entre un nombre et son suivant, entre l'antérieur et le postérieur --, que Drévillon et son acolyte Pierre Lagrange aient eu des difficultés à comprendre les "pirouettes arithmétiques" de mon étude sur les quatrains VIII-69, IV-33 et I-84, dont un extrait a été reproduit avec mon autorisation dans leur ouvrage de vulgarisation intitulé Nostradamus : L'éternel retour (Gallimard, 2003, pp.111-113). Les auteurs ignorent que la crypto-numérologie était un procédé devenu commun au début du XVIe siècle (Trithemius, Dürer, Agrippa, etc), que les jeux anagrammatiques sur les patronymes s'étaient généralisés dans toutes les sphères littéraires, et que Nostradamus a crypté nombre de ses idées à l'aide de schèmes précis, comme je l'ai montré dans de nombreux articles (cf. aussi l'article de Polizzi, supra). Ce qualificatif ironique émanant de gens qui n'ont apparemment effectué aucune recherche personnelle sur Nostradamus, mais se contentent de répéter ce qu'ils ont lu chez Leroy, Brind'Amour, Crouzet, ou d'autres, est particulièrement déplaisant.
Auteur et référence [évaluation de l'intérêt des documents signalés : de 0 à ***] | année | valeur |
Jean-Paul Barbier : "Nostradamus" in Ma Bibliothèque poétique | 2005 | 0 |
Yvonne Bellenger : "Nostradamus prophète de malheur"
Yvonne Bellenger : "Nostradamus au fil du temps" |
2003
2007 |
0
0 |
Anna Carlstedt : "Nostradamus mélancolique: Un poète déguisé en prophète?" | 2004 | 0 |
Bernard Chevignard : "Le climat dans les Almanachs de Nostradamus"
Bernard Chevignard : "L'énigme Chevigny / Chavigny : les pièces du dossier" |
2003
2005 |
*
** |
Hervé Drévillon : "Michel de Nostradamus" | 2006 | 0 |
Claude-Gilbert Dubois : "L'invention prédictive dans les Prophéties de Nostradamus" | 2001 | 0 |
Gérard Morisse : "Nostradamus, cet humaniste" | 2004 | * |
Gilles Polizzi : "Au sanguinaire le nombre raconté : le thème millénariste dans les Prophéties de Nostradamus" | 2001 | * |
Philippe Gournay : "Les Facéties de Me Michel Nostradamus : Une explication au quatrain prophétique dit 'de Varennes' " | 2012 | 0 |
Addenda 29 Sept. 2013
8. Philippe Gournay : "Les Facéties de Me Michel Nostradamus : Une explication au quatrain prophétique dit 'de Varennes' "
in Le Bordager, 104, 2012, (copie PDF)
On n'en finira plus avec la dite misère, éprouvante, ici décrite : alors ajoutons par divertissement, l'interprétation astucieuse, mais caduque, d'un électronicien d'origine française, enseignant à l'université de Sherbrooke au Québec. Il est intéressant de constater à quel point les quatrains donnent envie à quiconque, du couturier au cuisinier, et du météorologue à l'ingénieur (cf. CN 130), de se lancer sans complexe mais rarement avec les bagages philologiques suffisants dans le déchiffrement du texte énigmatique des Prophéties.
Ph. G. interprète le Q IX 20 comme une devinette facétieuse cachant un loup, destinée à l'instruction future de son fils César, comme le précédent (IX 19) désignerait le bâtard Jean de Dunois (1402-1468) : l'essentiel de l'explication repose sur trois mots du vers 2 à lire comme suit : "la pierre blanche" symbolise et marque la distance, c.-à-d. la lieue, sa mesure ancienne (en grec leukos ), phonétiquement proche du loup (en grec leukos ), véritable protagoniste du quatrain. Le reste du vers serait à oublier puisque "pars" (ou partiment) découle de l'ancien sens du verbe "partir" (diviser, partager, séparer, choisir entre deux choses) ... et incite donc ici à abandonner une moitié de vers !
Il répète après les cliqueurs wikipédifiants que Nostradamus fut apothicaire (tenait-il une boutique ?) et peut-être médecin (on en doute encore au consensus wikipédant contrôlé par les négationnistes pseudo-scientistes) ! [On saisit mieux par l'exemple encyclopédique le devenir et le décor de la connaissance du siècle courant : ce sera le passage de l'obscurantisme à l'arbitraire semi-inculte et au règne de la futilité.] Ph. G. répète encore d'après les mêmes "sources", ou plutôt égouts, qu'il aurait été l'auteur d'un "Traité de la Peste", prend son texte des quatrains dans une édition B. Rigaud dont il ignore qu'elles furent nombreuses, mais cite le Corpus Nostradamus (CN 131 bis) pour la date de naissance de César (mais cf. CN 33).
Ce qui reste toujours stupéfiant, d'autant plus quand les propos viennent d'un intellectuel de formation scientifique (à moins qu'on ne se fasse une trop haute idée de la rigueur exigée par un tel apprentissage), est que l'interprétation proposée, qui a pour but affiché de nous faire croire qu'il n'est ni vision, ni prédiction d'aucune sorte dans les quatrains, se satisfasse d'un résultat partiel, tiré par les cheveux, souvent davantage que nombre de ceux présentés par les illuminés qui s'acharnent à éclairer le futur du vers oraculaire nostradamien. Mais cela on le savait déjà avec les interprétations passéistes et autres lemesuriades.
Proposition en guise d'épilogue
Il existe deux réseaux classiques de diffusion des idées : le réseau populaire-pécuniaire et le réseau académique-élitiste, l'un étant financé par la publicité et par les recettes des ventes, l'autre par les institutions étatiques, et donc par le contribuable. Et il n'est pas certain que l'avènement d'un troisième réseau, celui d'internet, parvienne à gauchir cette polarisation. Il semble plus vraisemblable qu'il finisse par l'imiter, le reproduire, et même l'accentuer.
Une recherche qui serait indépendante des idéologies associatives et étatiques, c'est-à-dire extérieure aux associations "reconnues d'intérêt public" (subventionnées en raison de leur utilité idéologique et de leur soutien aux entreprises scientistes et étatiques), et indépendante des réseaux de connivence académiques et pseudo-académiques, n'a pas droit et pouvoir d'expression. Elle est exclue par les réseaux de distribution institutionnels pour des raisons de statut ou d'appartenance aux communautés élitistes -- un tel est-il professeur de telle université, responsable de telle institution? -- et aussi pour sa non-conformation aux critères de présentation, de méthodologie, ou de mode qui définissent ces communautés et par lesquels on y accède.
Et elle est pareillement refoulée par les chaînes de distribution grand public pour des raisons de non-rentabilité, d'après des estimations le plus souvent absurdes, car elle reste étrangère, par définition, aux normes définies par le marché et aux évaluations fondées sur la répétition, qui évacuent l'innovation et l'émotion qui en résulte. L'édition grand public est d'ailleurs incapable d'après ses propres critères d'estimer correctement si une publication va "marcher" ou non, d'abord parce que l'éditeur grand public et ses responsables de collection sont souvent plus ignares et insensibles que le public auquel ils attribuent leur propre incompétence.
Cette séparation des deux sphères de diffusion des idées redouble celle de la formation et de l'éducation analysée par Christian Baudelot et Roger Establet dans L'école capitaliste en France (Paris, Maspero, 1971), un texte qui conserve toute son actualité en montrant que deux circuits distincts de scolarisation découlent d'un dualisme idéologique organisé et de conditions sociales héréditaires et normatives, qui se reproduisent en France plus qu'ailleurs et dont on pourrait trouver des antécédents historiques dans les conflits religieux et idéologiques de la Renaissance opposant les réformés aux conservateurs ultra-catholiques. Ce dualisme trouve son équivalent dans les circuits de distribution des idées, et les possibilités de s'exprimer s'en trouvent singulièrement appauvries au point que nombre de chercheurs s'expatrient pour trouver ailleurs un espace d'expression qui tend dans leur pays natal à se réduire comme une peau de chagrin.
Je suggère que soit organisé un véritable partage de la parole dans les medias et dans les sphères d'expression institutionnelles, afin qu'elle ne soit pas exclusivement réservée soit aux marchands et à ceux qui se plient à leurs seuls intérêts mercantiles, soit aux fonctionnaires, propriétaires et usufruitiers de la culture et de la recherche. Je propose notamment qu'au sein des revues académiques, un pourcentage minimal soit réservé à une recherche indépendante des critères de conformation communautaire, des processus de reconnaissance identitaire, et des méthodologies s'appuyant sur des autorités fantoches, et qu'une place soit enfin laissée à des études affranchies des politiques de production de littératures de complaisance.
Toulouse, 17 mai 2007
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Je suis tombé sur ton site depuis un retweet, donc j’interagis et je met des commentaires quand cela m'interpelle et que ça en vaut la peine.
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