lundi 14 avril 2025

Jean Chistophe Attias sur La Hagadah de Pessah

7 · 𝑰-𝒔𝒆𝒅𝒆𝒓 Bien sûr, nous aurions pu réécrire la Haggadah, ce récit de la libération d'Egypte que nous étions censés lire. Elle aurait pu mettre ainsi explicitement les Palestiniens et leur lutte pour leur libération au cœur de la cérémonie. Ou bien les femmes et leur nécessaire combat contre le patriarcat. Bref, nous aurions pu cachériser le texte de la Haggadah de sorte à lui faire dire explicitement ce que nous voulions entendre. Nous ne l'avons pas fait. Je ne suis moi-même pas partisan des réécritures sauvages. Au fond, elles appauvrissent le texte. Il n'y a d'ailleurs aucune raison d'abandonner le rituel original, validé par des siècles de pratique régulière et constante, aux salauds qui en font un manifeste politique justifiant les horreurs du moment. Ce texte est à nous au moins autant qu'il est à eux. Et puis le rituel pascal n'a jamais été au fond la simple lecture d'un texte figé. Il est ouvert aux questions, il les suscite. Il est avant tout l'occasion de pratiquer un art éminemment juif : celui de l'interprétation, celui du commentaire. J'ai certes pris soin d'ouvrir la cérémonie par quelques rappels qui me semblaient nécessaires. La Haggadah n'est certes pas un texte antisioniste. Mais elle n'est pas un texte sioniste non plus. Elle invite les fidèles à considérer qu'ils ont eux-mêmes été libérés de l'esclavage d'Egypte (par Dieu et par nul autre, pas même par Moïse, qui est d'ailleurs à peine cité) – et à espérer une libération encore à venir. Toujours à venir. Nullement réalisée aujourd'hui. Elle place le fidèle entre un présent ouvert et imparfait, le passé d'un événement mythique (la sortie d'Égypte) et le futur d'un événement improbable, non encore advenu (la rédemption). La Terre d'Israël dont parle la Haggadah n'est ni l'Etat qui s'est construit là, ni même le territoire sur lequel il s'est construit. La Jérusalem dont il exprime la nostalgie n'est pas la ville qui sert de capitale à cet État. Et notre libération est encore et toujours pour demain : pour « l'an prochain ». Nul ne sait exactement ce qu'elle sera, ni même si elle sera. Ce qui compte, c'est demain. Ce qui compte, c'est la mémoire du salut et l'espérance. Il n'y a pas de « début de la germination de notre rachat ». Rien n'est aussi simple ni aussi clair que ce que certains le proclament. Et c'est heureux. La Haggadah rappelle qu'il n'est pas une seule génération de Juifs qui n'ait connu le malheur (ou au moins la menace du malheur), et qu'il s'est levé, au fil de l'histoire, plus d'un adversaire travaillant à notre anéantissement. Bref : il n'y a pas eu qu'un Pharaon, il y en a eu plusieurs, et Dieu nous a sauvés de leurs mains (ou pas). Il a suffi que j'ajoute à cela l'idée que depuis le 8 octobre 2023, nous, Juifs, savons désormais que nous sommes nous-mêmes parfaitement capables d'engendrer nos propres Pharaons pour qu'autour de la table la parole se libère. Et s'il a bien été question de la libération des otages, tous les participants m'ont semblé d'accord pour affirmer deux choses : d'abord que le précédent juif de la libération de l'esclavage d'Egypte n'est pas seulement une affaire juive, mais la promesse faite à tous les peuples de leur propre libération (la rédemption n'est pas que pour les Juifs, que je sache) ; ensuite qu'il est parfaitement intolérable et doublement scandaleux que des Juifs eux-mêmes imposent à d'autres, les Palestiniens, et l'esclavage et le massacre. Si la Haggadah ne nous rappelle pas cela aussi, à quoi sert-elle ? 𝑺𝒆𝒅𝒆𝒓 est le nom de la cérémonie organisée le soir de Pâque autour de la table familiale. 𝑺𝒆𝒅𝒆𝒓 signifie ordre en hébreu. Si un rabbin triste nous avait observés, il aurait sûrement trouvé notre 𝒔𝒆𝒅𝒆𝒓 un peu « désordre » (𝒊-𝒔𝒆𝒅𝒆𝒓 en hébreu). Mais un peu de désordre n'est-il pas justement le commencement de la liberté ? (Illustration : Souvenir du 𝒔𝒆𝒅𝒆𝒓 de Pâques 1937, Algérie, Constantine (?), Afrique du Nord, après 1937. MAHJ) @à la une

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