mardi 13 mai 2025

Jean Sanchez sur les Curiositez Inouyes de Jacques Gaffarel

Jean Sanchez sur les Curiositez Inouyes de Jacques Gaffarel Ainsi Gaffarel appuie sa thèse de l’existence d’une astrologie des anciens Hébreux sur un faisceau d’indices qui montrent que celle-ci s’intégrait totalement dans leur culture et leur religion, et n’était donc pas un corps étranger issu du paganisme. 4.4. Une érudition douteuse ? À première vue, Gaffarel semble donc reprendre à son compte les méthodes de l’érudition historique. Certes, il n’égale ni en virtuosité ni en précision un Scaliger, un Selden ou un Casaubon, mais sa façon de mettre en relation des sources diverses pour identifier l’ancienne astrologie s’inscrit nettement dans leur filiation. Néanmoins sa fidélité à la rigueur critique de ses maîtres est sérieu- sement remise en question lorsqu’on regarde de plus près ses sources. Un des principaux intérêts de l’œuvre de Gaffarel est sa mise en valeur de sources largement ignorées par les érudits chrétiens. Cette richesse est aussi l’une des principales difficultés de son œuvre : nombreuses sont les sources rares et inédites, et la difficulté d’accès aux textes limite la controverse. D’autant plus que Gaffarel commet souvent des erreurs dans ses références. Certaines sont simplement des oublis de relecture : la citation est juste, mais la référence fausse. D’autres sont dues à l’ingratitude du matériau : comme Saverio Campanini le fait remarquer à partir d’autres écrits de Gaffarel, l’auteur travaille sur des manuscrits en hébreu mêlant glose et texte, parfois incomplets, mal titrés ou mal attribués. 83 Toutefois, Gaffarel emploie aussi de nombreuses fois des sources à l’authenticité franchement douteuse, alors qu’elles sont au cœur de son argumentation. Quatre sources notamment n’ont pas été retrouvées : – Un ouvrage de rabbi Jacob Kapol ben Samuel intitulé עמּוקים עמּוק [Emuk emukim], imprimé à Cracovie en 1598 ;84 – Un manuscrit de rabbi Eliahou Chomer intitulé ‘Galgal Hamizrachim’, contenant la traduction en hébreu d’une ‘Astrologie Persane’ de l’astrologue persan Hamahalzel (peut-être fictif ou apocryphe). Gaffarel fait également référence à cet auteur dans une lettre à Léon de Modène publiée en intro- duction de son Historia degli riti hebraici (1637) ;85 – Un manuscrit de Abiudan, provenant de professeur d’hébreu d’Altorf Julius Conrad Otto, ancien rabbin de Cracovie converti au christianisme ;86 83 Campanini, ‘Epistola sacra seu de sacro concubitu’ (cf. n. 3). 84 Gaffarel, Curiositez inouyes, pp. 467-468. Le texte indique 1498 mais il s’agit d’une faute d’impression: la date selon le calendrier juif est bien 1598. 85 Gaffarel à Léon de Modène, 31 mars 1637, in: L. de Modène, Historia de gli riti hebraici, Paris: s.n., 1637, ‘Litteratissimo scientissimoque viro’. 86 On sait très peu de choses de Naphtali Margolioth, dit Julius Conrad Otto, que Gaffarel tient en grande estime. Né à Vienne en 1562, converti au christianisme en 1603, il devient ensuite ASTROLOGIE, KABBALE ET HISTOIRE DANS LES CURIOSITEZ INOUYES 109 – Un manuscrit anonyme issu de la bibliothèque du cardinal de Santa Susanna, c’est-à-dire vraisemblablement les collections personnelles du gardien de la bibliothèque Vaticane Scipione Cobelluzzi. Différentes hypothèses ont été avancées à propos de ces textes dont il n’existe aucune trace hormis chez Gaffarel :87 celle du Gaffarel faussaire, inventant des sources, selon une stratégie libertine, pour exposer ses propres thèses sans craindre la censure ; celle du Gaffarel ayant eu accès à des sources authentiques, mais aujourd’hui perdues, comme les riches collections de manuscrits hébreux et syro-chaldéens de Mantoue, incendiées par les troupes espagnoles en 1630 ; et celle du Gaffarel dupé par des textes orientaux apocryphes circulant alors dans les bibliothèques ou sur les étals de libraires, que son obsession pour la kabbale amène à prendre pour authentiques. Sans vouloir trancher un débat sur lequel il n’existe vraisemblablement pas de réponse définitive, nous penchons pour la troisième position. En effet, contre l’hypothèse du faussaire, remarquons qu’avant Richard Simon, les contemporains de Gaffarel n’ont jamais contesté l’existence de ses textes, même ses plus virulents adversaires, comme Charles Sorel. En outre, l’astrologie défendue par Gaffarel, comme nous le verrons par la suite, n’a rien de scandaleux et ne justifie pas des trésors de précaution. Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que plusieurs interprétations tirées dudit Hamahalzel se rapprochent de celles que Thomas Hyde tirera de sa lecture du Sad dar, compila- tion disparate de coutumes et de lois zoroastriennes en usage chez les Parsis d’Inde, un texte alors inédit.88 Il est possible que le texte de rabbi Chomer se soit inspiré d’une source similaire, ce qui expliquerait le rapprochement. Enfin, notons que ce type d’apocryphe est fréquent : Athanasius Kircher lui-même bâtit sa réputation sur la possession d’une grammaire copte inédite, qui se révèle être un faux. Néanmoins, on peut remettre en question la sincérité de l’adhésion de Gaffa- rel aux principes de la critique philologique, celui-ci préférant conserver des sources douteuses mais originales, plutôt que les exclure par précaution. Cette attitude prend tout son sens lorsqu’on étudie la façon dont Gaffarel conçoit les liens entre la culture des Hébreux et la kabbale. En effet, il est persuadé que la kabbale est au fondement de toute la science, la philosophie et les rituels des Hébreux.89 Cette obsession s’observe en particulier dans sa lettre au rabbin Jehu dah professeur d’hébreu à Altdorf et publie plusieurs ouvrages sur la langue hébraïque. Son Gale Razaya (Nuremberg, 1605) est empli de fausse citation du Talmud en faveur de la Trinité. 87 Voir le résumé chez Campanini, ‘Consulto, forsitan, atque prudenter’ (cf. n.3), pp. 224-226. 88 On peut notamment comparer l’interprétation des pyrées dans Gaffarel, Curiositez inouyes, pp. 408-412, avec l’analyse de Hyde aux chapitres 6 et 8 de l’Historia religionis veterum Persarum. 89 Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, pp. 344-346, 355-357; Campanini, ‘Eine späte Apologie der Kabbala’. 110 J. SANCHEZ Aryeh dit Léon de Modène, où il voit derrière chaque coutume juive un symbo- lisme caché.90 Ainsi, il lui semble inconcevable que les anciens Hébreux n’aient pas possédé une forme d’astrologie construite sur ces principes, quitte à appuyer ses dires sur des sources douteuses. Ce qui amène à la dernière partie des Curio- sitez : l’exposition d’une astrologie kabbalistique. 5. Philosophie des influences et astrologie kabbalistique L’identification de la kabbale comme fondement philosophique de l’astrologie des Hébreux est le point culminant de l’argumentation de Gaffarel. C’est dans celle-ci qu’il puise les principes de justification d’une astrologie fondée sur la lecture des étoiles. 5.1. Un kabbaliste dans les dernières années de la kabbale chrétienne Au moment où Gaffarel écrit, la kabbale fait face à une hostilité croissante de la part des théologiens de la Contre-Réforme, comme l’illustre sa controverse avec Mersenne, mais également aux critiques des milieux libertins. En outre, les années 1630 voient surgir les premiers travaux d’envergure visant à remettre en question sa datation, initiés notamment pas Jean Morin, Louis Cappel, Johannes Buxtorf et Léon de Modène. 91 Cependant, Gaffarel peut également se prévaloir d’un inté- rêt très important des milieux parlementaires et ecclésiastiques français pour la langue et la culture hébraïque.92 Deux des plus importants hébraïsants parisiens des années 1625-1650, Philippe d’Aquin et Gilbert Gaulmin, sont eux-mêmes de fins connaisseurs en matière de kabbale, tout comme le jésuite Jean Phelip- peaux, professeur à La Flèche et au collège de Clermont, l’un des maîtres de Mersenne.93 Gaffarel était donc certain de posséder un public intéressé par ses travaux, et c’est sur la kabbale qu’il s’appuie principalement pour rendre compte 90 Campanini, ‘Consulto, forsitan, atque prudenter’. 91 Sur l’histoire de la datation du Zohar: I. Tishby, Mishnat ha-Zohar, Jérusalem, 1971, vol. 1, pp. 44-67. Sur Jean Morin: Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, pp. 335-336. Sur Cappel, Buxtorf et la question de l’antiquité de l’hébreu: F. Laplanche, L’écriture, le sacré, l’histoire, Amsterdam et Maarssen, 1986, pp. 80-81, 217, 245-254. Sur Modène: Y. Dweck, The Scandal of Kabbalah: Leon Modena, Jewish Mysticism, Early Modern Venice, Princeton, 2013, pp. 59-101. 92 En 1628 commence l’impression de la Bible Polyglotte à Paris avec la participation de D’Aquin; en 1629, Gaston d’Orléans est sur les bancs d’une des synagogues de Venise à écouter le prêche de Léon de Modène, comme Henri de Rohan quelques années plus tard (C. Facchini, ‘The City, the Ghetto and Two Books. Venice and Jewish Early Modernity’, Quest. Issues in Contemporary Jewish History, no. 2, 2011, p. 20). 93 Sur D’Aquin: Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, pp. 335-339. Sur Gaul- min et Phelippeaux: F. Secret, ‘Gilbert Gaulmin et l’histoire comparée des religions’, Revue de l’histoire des religions, vol. 177, no. 1, 1970, pp. 35-63; F. Secret, ‘Un kabbaliste chrétien oublié: ASTROLOGIE, KABBALE ET HISTOIRE DANS LES CURIOSITEZ INOUYES 111 des principes de l’astrologie des Patriarches, accordant à la justification des influences célestes par la philosophie naturelle une place beaucoup moins impor- tante qu’à la discussion des sources rabbiniques sur la question de l’astrologie. 5.2. Une astrologie fondée sur la kabbale Les influences célestes occupent une place importante dans les Curiositez, mais essentiellement à propos de la question des talismans, à propos desquels Gaffarel reprend la doctrine des ‘signatures’ qu’il utilise pour justifier la puissance des ‘figures talismaniques’. 94 Au contraire, elles tiennent peu de place dans les dis- cussions sur l’astrologie. Pour l’auteur, les influences des planètes sont de l’ordre de l’expérience commune.95 S’il cite différentes autorités à ce sujet, son but est moins de bâtir un système que de trouver des cautions du caractère naturel des influences célestes, gage de l’orthodoxie de son astrologie. Le désintérêt de Gaffarel pour la justification philosophique de l’astrologie s’explique par son attention pour ce que nous pouvons appeler l’épistémologie kabbalistique. Se plaçant dans la continuité de Pic de la Mirandole, Reuchlin et Postel, il voit dans la langue hébraïque, langue d’Adam et de la Création, un moyen privilégié de compréhension de la nature et la Bible. En particulier, la maîtrise des significations associées aux lettres de l’alphabet hébraïque permet d’accéder à un domaine de compréhension supplémentaire de la Parole de Dieu, caché à celui qui ignore l’hébreu. Il applique également cette épistémologie à la nature, cherchant littéralement les lettres de l’alphabet dans les phénomènes naturels, Dieu ne cessant d’envoyer des signes aux hommes pour faire entendre ses merveilles : Souvent en l’air on a veu aussi de ces Metheores qui composoient des Characteres Hebraïques assez nettement exprimez ; ainsi ce qu’on appelle Ara coeli, represente le ש Scim, le Chasma represente le ם mem, ou bien le ס Samech, ainsi que plusieurs autres, sur lesquels toutesfois ie ne trouve point des secrets, au moins qui me contentent.96 Pour Gaffarel, l’astrologie des patriarches se place dans cette perspective. Dans le chapitre treize des Curiositez, il affirme ainsi ‘que les estoiles, selon les Jean Phelippeaux, jésuite du XVIIe siècle’, Annuaires de l’École pratique des hautes études, vol. 85, no. 82, 1973, pp. 5-34. 94 Hirai, ‘Images, Talismans and Medicine in Jacques Gaffarel’s Unheard-of Curiosities’ (cf. n. 59), pp. 77-81. 95 Gaffarel, Curiositez inouyes, pp. 579-580: ‘l’expérience nous apprend que la Lune est maistresse des humeurs, le Soleil principe de vie, Saturne malin; Jupiter favorable; la constellation des Taureau froide & seche; celle des Gemaux chaude & humide’. 96 Ibid., p. 557. 112 J. SANCHEZ Hebreux, sont rangées au Ciel en forme de lettres, & qu’on y peut lire tout ce qu’il arrive de plus important dans l’univers’. Cette affirmation n’est pas nou- velle : plusieurs ouvrages classiques de la kabbale abordent le monde céleste, le plus proche de Dieu, comme un ensemble d’entités linguistiques. Ainsi, le Zohar (II, 76b) affirme que : Dans toute l’étendue du ciel, dont la circonférence entoure le monde, il y a des figures, des signes au moyen desquels nous pourrions découvrir les secrets et les mystères les plus profonds. Ces figures sont formées par les constellations et les étoiles, qui sont pour le sage un sujet de contemplation et une source de mystérieuses jouissances […].97 Et plus loin (II, 130b) : Celui qui est obligé de se mettre en voyage dès le matin n’a qu’à se lever au point du jour et à regarder attentivement du côté de l’orient, il verra comme des lettres qui marchent dans le ciel, l’une montant, l’autre descendant. Ces formes brillantes sont celles des lettres avec lesquelles Dieu a créé le ciel et la terre : elles forment son nom mystérieux et saint.98 De même, le Sefer Yetsirah répartit les 22 lettres de l’alphabet hébraïque en 12 simples associées aux 12 signes du Zodiaque, 7 doubles associées aux 7 planètes, et 3 primordiales associées aux 3 éléments. Cette association est remarquée par les commentateurs de la Renaissance. Reuchlin, plutôt opposé à l’astrologie, présente dans le De Arte cabalistica une association similaire de certaines lettres avec les planètes, la présentant comme une ‘rem sane iucundam, & antiquissimis authoribus celebratam : ne sint futuri aliquando, qui hanc artem, ut tenuem ac ieiunam cavillentur [demonstrabimus]’99 . D’autres commentateurs s’emparent du thème, notamment Agostino Ricci dans un traité sur l’astrologie kabbalistique intitulé De motu octave sphere (1513) et Cornelius Agrippa dans le De occulta philosophia (1531, 1533). Plusieurs auteurs font référence aux alphabets célestes, angéliques ou kabbalistiques : Teseo Ambrogio, Johann Albrecht Widmannstetter, Guillaume Postel, Blaise de Vigenère, Claude Duret, James Bonaventure Hepburn et Samuel Purchas.100 97 Nous utilisons la traduction de Franck: A. Franck, La kabbale, ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris, 1843, p. 219. 98 Ibid., p. 219. 99 J. Reuchlin, De arte cabalistica, Bâle: Hervag, 1561, pp. 534, 535-536. 100 F. Secret, ‘L’astrologie et les kabbalistes chrétiens à la Renaissance’, La Tour Saint-Jacques, no. 4, 1956, pp. 46-56. ASTROLOGIE, KABBALE ET HISTOIRE DANS LES CURIOSITEZ INOUYES 113 5.3. Contre les interprétations de Vigenère, Duret, Ricci et Fabri Fidèle à sa volonté de mettre en lumière la véritable kabbale débarrassée de ses superstitions, Gaffarel discute des diverses interprétations de l’astrologie kabba- listique, qu’il met en comparaison avec le texte jugé plus fiable de Maïmonide, ibn Ezra, Gersonides, Abravanel, Isaac Israel, Kapol et Chomer. De fait, Gaffarel considère toujours les auteurs juifs comme étant plus fidèles que les auteurs chrétiens, essayant toujours d’identifier les corruptions ‘grecques et latines’ s’immisçant dans les principes mosaïques. Son bilan de la diffusion des textes sur l’astrologie kabbalistique en Occident est sévère : depuis que les Septentrionaux en eurent quelque cognoissance, on commença d’en dire des choses si extravagantes, & à croistre tellement le nombre de Fables que ie ne m’estonne point si cette science est à present descriee.101 Les réflexions sur les liens entre astrologie et kabbale étaient particulièrement riches en France, notamment par l’intermédiaire d’Oronce Finé, qui avait réim- primé à Paris en 1521 le traité de Ricci. Mais c’est surtout après Postel, qui traite de la question dans son commentaire de Sefer Yetsirah de 1552, que plusieurs hébraïsants français s’emparent de la question, notamment Guy Lefèvre de la Boderie, Vigenère et Claude Duret. Gaffarel se méfie de ses prédécesseurs, en particulier du fait qu’ils puisent dans le corpus hermétique et les textes de magie cérémonielle. En 1629, Mersenne avait brandi contre Fludd l’argument du caractère apocryphe du cor- pus hermétique développé par Casaubon, et Gaffarel en prend acte. Considérant comme contraires à la kabbale les textes de magie et d’hermétisme comme le Sefer Raziel, le Picatrix, la Clavicula Salomonis ou le De occulta philosophia d’Agrippa, il attaque les récentes interprétations de l’astrologie des Hébreux, interprétations accusées d’avoir puisé à de mauvaises sources.102 Il vise en par- ticulier Vigenère qui ‘leur fait recognoistre dans les secrets de cette science des esprits qui n’ont jamais eu a estre que dans sa fantaisie, & les faict Autheurs d’une infinité de sottises controuvées sur ce sujet par les Grecs et les Latins’, et Duret dont son association des noms des anges et des planètes n’a jamais ‘eu d’autres fondements que dans sa fantaisie’. 103 Il se moque de Fabri qui dresse un parallèle entre les anges planétaires et les électeurs de l’Empire. 104 Il attaque également un élément plus fondamental de l’astrologie kabbalistique : 101 Gaffarel, Curiositez inouyes, p. 434. 102 Ibid., p. 438. 103 Ibid., p. 437. 104 Ibid., pp. 440-442. 114 J. SANCHEZ l’association entre les Sephirots et les planètes, défendue par Agostino Ricci, Kunrath et ‘quelques nouveaux Rabbins’, parmi lesquels Chomer et Bechai. 105 Ce détachement vis-à-vis de ces interprétations classiques de l’astrologie kab- balistique, qui prend en compte les récentes critiques philologiques sur l’her- métisme, l’amène à en promouvoir une nouvelle forme, appuyée sur la lecture de l’alphabet céleste. 5.4. Les alphabets célestes L’un des aspects significatifs de l’astrologie présentée par Gaffarel est la place importante accordée aux alphabets célestes. S’il n’est pas le premier à aborder cette écriture, appelée ‘écriture des Anges’, dont avaient déjà parlé Agrippa, Duret et Hepburn, c’est dans les Curiositez qu’est publiée pour la première fois la surprenante carte du ciel, inspirée des planisphères de Postel de 1553, où les constellations sont représentées par des lettres hébraïques à la place des étoiles.106 Elle fera la renommée de l’auteur. L’auteur est également le premier à expliquer le fonctionnement de cette écriture des anges, qu’il dit tirer de la lecture des ouvrages de Chomer, Kapol et Abiudan.107 De fait, il n’en parle pas dans l’Abdita divinae cabalae mysteria, ce qui confirmerait le fait qu’il l’a découverte en Italie. Kircher s’amusera à relever toutes les contradictions de cette lecture céleste, qui lui semble une invention de Chomer (ou de Gaffarel), mais Ashmole y prendra un grand intérêt, vraisemblablement suite à la lecture des Curiositez.108 Pour l’auteur, l’astrologie des anciens Hébreux n’est pas une astrologie cal- culatoire, mais une lecture du ciel. Il distingue ainsi les effets ordinaires des astres, tenant de l’astrologie naturelle et l’expérience commune, de la ‘lecture des Estoiles’ qui : ‘peuvent encore representer par leurs divers aspects certaines figures ou characteres par lesquels nous pouvons apprendre les plus grands chan- gements qu’arrivent icy bas.’ 109 Comparant la disposition des étoiles à celle des pièces dans un jeu d’échecs, qui apparaissent mélangées sans dessein au profane, mais rangées avec ordre pour celui qui en connait les règles, Gaffarel affirme que la disposition des étoiles est 105 Ibid., p. 442. 106 H.C. Agrippa, De occulta philosophia libri tres, Cologne, 1533, p. 273; Duret, Thrésor de l’histoire des langues de cest univers (as in n. 28), p. 119. Les planisphères se trouvent à la fin de la plupart des exemplaires du Signorum coelestium vera configuratio (1553) de Postel. 107 Sur le fonctionnement de la lecture du ciel, voir: P. Forshaw, ‘Concealed Mysteries and Unheard-of Curiosities: Jacques Gaffarel’s Defence of Celestial Writing and Divine Kabbalah’, in: Hirai, Jacques Gaffarel between magic and science (cf. n. 3), pp. 18-19, 23-25. 108 Kircher, Œdipus Ægyptiacus (cf. n. 23), pp. 217-224; V. Feola, Elias Ashmole and the uses of antiquity, Paris, 2012, p. 132. 109 Gaffarel, Curiositez inouyes, p. 580. ASTROLOGIE, KABBALE ET HISTOIRE DANS LES CURIOSITEZ INOUYES 115 faite selon un ordre divin, ‘Dieu n’ayant rien faict qu’avec perfection’. 110 Cette astrologie kabbalistique n’a aucune portée magique ou performative. De fait, l’auteur se sépare entièrement de la tradition de magie céleste initiée par Ficin, et sur ce point Van Helmont a raison de dire que l’astrologie présentée par Gaffarel consiste en ‘lecture seulement’ et non en ‘magie celeste ou celeste astrologie’, même si pour l’alchimiste de Bruxelles cela équivaut à partir ‘sans fondement’.111 Gaffarel appuie son argumentation par des comparaisons linguistiques, montrant notamment comment la lecture des étoiles des Hébreux a structuré par filiation linguistique la langue arabe, en particulier dans la tradition divinatoire de la Zairagia, dont Postel et le récit des voyages de Léon l’Africain avaient appris l’existence aux auteurs latins. [les Arabes tiennent] pour tout asseuré que leurs lettres depeintes au Ciel (& non les Hebraïques) monstrent toutes les choses à venir, c’est pourquoi ce n’est pas sans raison qu’outre la division qu’ils en font en gutturales ou celles qui se prononcent du gosier ; de la gorge que les Latins appelles Vuales ; du palais ; des gencives ; des leures ; des dents, et de la langue tout ensemble ; & en celles aussi qui ne se pro- noncent qu’en sifflant, d’autres en begayant, d’autres en tournant doucement la langue, appellées, Dsalqïjetun, & par les Latins Flexae ; et d’autres pareillement qui sont breves, longues, radicales, ou trancales, & servantes : qu’outre, dis-je, toutes ces divisions, ils les divisent encore (pour s’accommoder aux mysteres de ceste Ecriture Celeste) en Schemsijun, & Kumriium, c’est à dire en Soleres, & Luneres, cogneuës particulierement par ceux qui observent les règles de Zairagia […].112 Cependant, Gaffarel délaisse ces comparaisons contemporaines pour s’appuyer sur divers passages de la Bible, qui constituent à la fois des preuves historiques de l’usage de la lecture des étoiles par les Patriarches et des arguments d’autorité théologique. Ses analyses exégétiques montrent une érudition importante : il fait référence aussi bien aux Pères de l’Église Origène, Eusèbe de Césarée, Augustin, Ambroise de Milan, Prosper d’Aquitaine ou Jean Damascène, qu’aux écrivains juifs, parlant même de la Narratio Ioseph perdue, qu’il cite dans les fragments d’Eusèbe. S’il se désole que ‘d’un si grand nombre [d’auteurs modernes] qui ont rempli nos Bibliotheques de leurs livres à peine s’en est-il trouvé cinq ou six qui ayent parlé de ceste curieuse Escriture 113 ’, il n’hésite pas à discuter les travaux des exégètes modernes comme François Titelmans, Matthias Bredenbach, Tomàs Maluenda, Benito Pereira, ou les professeurs d’hébreu au Collège Royal Jean 110 Ibid., p. 610. 111 Van Helmont à Mersenne, 26 sept 1630, in: Mersenne, Correspondance du P. Marin Mersenne, religieux minime, p. 533. 112 Gaffarel, Curiositez inouyes, pp. 603-604. 113 Ibid., p. 593. 116 J. SANCHEZ Mercier et Gilbert Génébrard, même s’il reporte leur analyse complète à son Advis sur les langues orientales aujourd’hui perdu. Cependant, sa principale référence semble être Guillaume Postel et son commentaire du Sefer Yetsirah, critiqué par Mersenne, dans lequel l’auteur raconte une expérience mystique où il voit dans les lettres célestes ‘tout ce qui constitue la nature des choses […] non pas explicitement mais implicitement’.114 Gaffarel développe son argumentation en relevant plusieurs exemples de la Bible où le ciel est identifié à un livre rempli de lettres et de caractères, comme dans les psaumes 17, 19 et 105, ou le passage d’Isaïe (34:4) qu’il interprète en mettant en avant des sens méconnus du texte hébreu : Or qu’il [le Ciel] soit appelé LIVRE nous le voyons dans le Prophete Isaye, lequel parlant du dernier des iours auquel toute choses se reposeront, dit, complicabuntur sicut liber coeli où le כ Caph en Hebreu, que les latins ont tourné en sicut, signifie dans l’original quia. De façon que si Isaye dit que les Cieux seront pliez, il en donne à mesme temps la raison, parce qu’ils sont un livre. Que si on dit que le כ Caph peut signifier aussi sicut, on respond, que les moins versez aux Escritures Sainctes, sçavent assez que ce mot latin n’est pas toujours marqué de similitude, facti sumus SICUT consolari, nous avons esté (chante le peuple revenant de captivité) comme des hommes consolez, est ce à dire qu’ils ne le fussent pas veritablement ? non, mais ce mot COMME sicut est là mis comme s’il n’estoit pas. Le mesme en est il du passage transivimus sicut per ignem, & d’un bon nombre d’autres ; doncques complicabuntur coeli quia LIBER sunt […].115 L’auteur va jusqu’à réinterpréter le premier verset de la Bible hébraïque dans la pure tradition de réassociation des caractères de l’exégèse kabbalistique de la Notarique et le Thémoura, pour défendre l’identification des lettres et des constellations : Berachit bara Elohim ET haschamain, cest à dire, au commencement Dieu crea la LETTRE, ou CHARACTERE du ciel […].116 Cette longue argumentation permet à l’auteur de présenter un nouveau système d’astrologie qui consiste à lire dans les étoiles-lettres les évènements à venir par différentes techniques combinatoires inspirées de la kabbale. 117 Cependant, 114 Ibid., pp. 597-598. 115 Ibid., pp. 580-582. 116 Ibid., p. 583. 117 Ibid., pp. 621-623, 629-643. Sur l’enracinement de cette technique dans la kabbale: Forshaw, ‘Concealed Mysteries and Unheard-of Curiosities: Jacques Gaffarel’s Defence of Celes- tial Writing and Divine Kabbalah’ (cf. n. 107), pp. 16-22. ASTROLOGIE, KABBALE ET HISTOIRE DANS LES CURIOSITEZ INOUYES 117 l’intérêt n’est pas dans le résultat, somme toute limité, mais dans la mise en valeur du fait que l’astrologie est un élément essentiel de la kabbale, et permet de comprendre l’ancienne théologie. 6. Conclusion La réhabilitation de l’astrologie des Patriarches est l’une des grandes originalités de Gaffarel. Alors que la religion des anciens orientaux est attaquée par l’érudi- tion protestante, en particulier par l’imposante De theologia Gentili de Gerardus Vossius, que Saumaise montre le caractère rituel de l’ancienne astrologie dans le De annis climacteris, et que même l’astrologue Jean-Baptiste Morin se range à l’idée que l’astrologie ancienne a toujours été corrompue par la superstition dans son Astrologia Gallica, Gaffarel est l’un des derniers à tenter une synthèse entre astrologie et prisca theologia. En France, il ne restera que quelques figures mineures comme Blaise de Pagan ou Eustache Lenoble pour revendiquer l’argu- ment de l’ancienneté de l’astrologie, tout en s’écartant prudemment des contro- verses religieuses. Ils ne semblent d’ailleurs guère se préoccuper de l’orthodoxie catholique. L’hostilité de Gaffarel à l’égard de l’héritage des Grecs fait de lui un marginal alors que ses confrères Gassendi, Nicolas Bourdin et Boulliau ne cessent de clamer la supériorité de ceux-ci dans les sciences astronomiques. Dans le monde catholique, seul Kircher partage les préoccupations de Gaffarel et sa volonté de réhabiliter l’héritage des Orientaux, bien que sa préférence revienne aux Égyptiens, comme il le montre dans l’Œdipus Ægyptiacus. Pourtant, ce qui pourrait apparaître comme l’un des derniers feux de la Renaissance se révèle novateur par sa méthode d’argumentation au moyen de l’érudition historique. À cet égard, ce sont dans les développements de l’Œdipus Ægyptiacus de Kircher sur l’astrologie qu’il faut voir la continuation du projet de Gaffarel. Malgré ses défauts, l’ouvrage de Gaffarel apparaît comme un maillon essentiel pour comprendre la naissance de l’approche historique de l’astrologie, qui émerge pleinement au cours du dix-huitième siècle avec l’essor de l’orien- talisme. L’historicisation de l’astrologie, que l’on peut voir comme une étape essentielle à son anachronisation et à son rejet, apparaît ainsi comme le fruit des controverses historico-religieuses du début du dix-septième siècle au sujet de la naissance de l’idolâtrie. Jean Sanchez École Normale Supérieure

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