Nostradamus, la face noire de la Renaissance
Joël Cornette, professeur à l'Université Paris-VIII
Publié le
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Le Point
L
a vraie vie de Nostradamus est entourée de bien des mystères : les
documents sont rares ; quand ils existent, de la main même de
Nostradamus, il faut affronter les ténèbres d'une écriture quasi
indéchiffrable. Il faut aussi résoudre le problème des multiples
contrefaçons et supercheries concernant l'oeuvre du devin, car les
originaux ont presque tous disparu et les tirages populaires ont diffusé
des quatrains de plus en plus mutilés et fantaisistes. Son fils, César,
n'a rien fait pour dissiper le mystère en voulant transmettre le récit
d'un destin triomphal, avec de multiples épisodes réinventés, à l'image
du fameux passage de son père à la cour d'Henri II en 1555.
Le « vrai » séjour de Nostradamus fut mouvementé : Jean de La Daguenière, qui était alors à la cour, se souvient qu'à plusieurs reprises il fut chahuté par les courtisans. Et le « magicien » lui-même fit part de sa déconvenue face à la pingrerie royale à son égard : « La majesté du Roy me bailla cent écus, la Royne [Catherine de Médicis] m'en bailla trente et voilà une belle somme pour être venu de deux cents lieues, y avoir dépendu cent écus, j'en ai trente. » Ajoutons que, suspecté de sorcellerie, il dut décamper de la cour au plus tôt pour échapper à une enquête judiciaire, à la prison, et peut-être au pire...
Qui était donc ce Nostradamus que Jean-Aimé de Chavigny, son secrétaire et confident, décrit comme « joyeux, facétieux, louant et aimant la liberté de langue » ?
Enfant, Michel de Nostre-Dame, né en 1503 à Saint-Rémy-de-Provence, avait baigné dans une atmosphère de violence ouverte ou larvée : on soupçonnait sa famille (d'origine juive mais convertie pour échapper aux pogroms) d'observer en secret la loi de Moïse. Il s'inscrivit à la faculté de médecine de Montpellier, l'une des plus renommées d'Europe, jusqu'à ce que l'épidémie qui se déclare en 1526 dans le Languedoc le conduise plusieurs années à pratiquer son art sur le terrain. Il se réinscrivit à Montpellier en 1529, mais fut ensuite radié du registre des étudiants pour avoir « été apothicaire ou pharmacien ». On l'avait en outre « entendu dire du mal des docteurs ».
C'est au cours de ces années qu'il s'initia à l'astrologie, une science qui faisait alors partie du cursus du parfait médecin. La croyance est en effet alors largement partagée d'une correspondance étroite entre le macrocosme (l'Univers) et le microcosme (le corps humain). D'après le seul témoignage de Chavigny, il se serait marié à Agen et aurait fréquenté Jules César Scaliger, un humaniste suspecté de sympathies réformées : aurait-il influencé l'apprenti astrologue ? Toujours selon Chavigny, Michel de Nostre-Dame aurait été très affecté par la mort de sa femme et de ses deux enfants.
Mais si l'on sait peu de chose sur ce séjour agenais, on en sait encore moins concernant la période qui suit : du royaume de France, il parcourt la « plus grande part ». Va-t-il jusqu'en Egypte à des fins initiatiques, comme le Nostradamus popularisé par Michel Zévaco dans son roman paru en 1909 ? Toujours est-il que l'errance perpétuelle de Michel de Nostre-Dame exprime la soif de savoir d'un humaniste à la curiosité inlassable. Ses périples lui permirent de faire une ample moisson de rumeurs et de récits, et son métier le mit en contact avec la misère du monde : les campagnes militaires et leurs ravages, la disette et la famine, la maladie. En 1546, la ville d'Aix-en-Provence l'engagea pour faire face à une épidémie de peste, et pendant neuf mois il lutta contre le fléau, laissant un témoignage très impressionnant.
Au même moment, à quelques lieues de là, la répression des vaudois fait plusieurs milliers de victimes parmi ces paysans provençaux accusés de protestantisme. Il faut prendre la mesure de ces épisodes d'épouvante car c'est là, sans doute, que Nostradamus puisa l'essentiel de son inspiration : « extrêmes oppressions », « tumultes belliqueux », « effusions de sang ».
Tous les présages paniques qui parsèment son oeuvre traduisent une expérience très concrète du malheur et de la mort au quotidien. A cette époque, il s'est fixé à Salon-de-Crau. Le 11 novembre 1547, il contracte mariage avec une veuve, Anne Ponsard : il fonde une nouvelle famille qui allait compter six enfants. Et il exerce toujours la médecine.
C'est tardivement, au début des années 1550 (il approche alors la cinquantaine), qu'il publie ses premières « pronostications ». Elles proposaient des renseignements pratiques (le calendrier avec les fêtes des saints, les dates des foires, des considérations météorologiques) et un tableau visionnaire de l'avenir. La veine n'était pas nouvelle, que Rabelais, son condisciple à la faculté de Montpellier, avait déjà moquée : « Ceste année les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal, les muetz ne parleront guières, les riches se porteront un peu mieulx que les pauvres & les sains mieulx que les malades. »
Ce qui est nouveau, c'est la signature : Michel de Nostre-Dame adopte le nom latinisé de Nostradamus, comme un sceau de crédibilité. Désormais, l'astrophile, qui donnera des almanachs jusqu'à sa mort, prend le pas sur le médecin, sans toutefois renier l'art de quelques « exquises receptes », dont celle « de la manière de faire confitures de plusieurs sortes ».
En quelques années, sa production astrologique s'imposa, en raison de sa profusion même, sur le marché des almanachs diffusés par les libraires et les colporteurs : en 1556, Antoine Couillard se souvient qu'en novembre, alors qu'il était dans un cabaret d'Orléans, il entendit un « porte-panier qui criait par les rues "Prophéties à vendre !" ». La multiplication des pamphlets contre lui est une autre preuve d'un succès qui faisait sans doute trop d'ombrage à des concurrents. Ainsi, « Le monstre d'abus » (anagramme de Nostradamus) parut en 1558.
La marque de fabrique de Nostradamus est l'apparence très particulière des « oracles versifiés », des vers « ténébreux et obscurs », qui annoncent le plus souvent de terribles malheurs, des désastres. Ces oracles prennent la forme de quatrains énigmatiques groupés par centaines (les « Centuries » ) . L'Eglise et l'Etat ont l'oreille chatouilleuse quant à l' « astrologie licite » : le devin doit ne rien prétendre qui « soit contre la vraye foi catholique ». Nostradamus prend à partie ce qu'il appelle le « paganisme des nouveaux infidèles ». Pourtant, nous savons que l'astrologue inclina vers la Réforme : ses lettres à son ami allemand Lorenz Tubbe opposent « tradition papiste » et « vraie piété » et révèlent qu'il risqua le lynchage le vendredi saint de 1561 : « Au nombre des luthériens, ils désignaient Nostradamus. Moi, effrayé par cette rage violente, j'ai fui en Avignon. C'est dire que, pour échapper à la fureur de cette populace déchaînée, j'ai été absent de chez moi pendant plus de deux mois. »
L'auteur offrit trois éditions sans cesse augmentées de « Centuries » (1555-1558), soit au total dix suites (parfois incomplètes) de cent quatrains prophétiques, traduites chaque année en plusieurs langues. Dans une lettre datée du 15 décembre 1561, Jean Rosemberger, propriétaire de mines dans le Tyrol, demande à l'astrologue provençal de lui faire parvenir deux ou trois almanachs pour 1562. De partout on le consultait sur toutes sortes de soucis.
Une de ses prophéties est particulièrement troublante, au point qu'il n'est guère d'ouvrage qui ne l'évoque. Henri II, on le sait, fut blessé à l'oeil gauche le 30 juin 1559, au cours d'un tournoi à Paris et mourut après de terribles souffrances, le 10 juillet. Or le trente-cinquième quatrain de la première centurie a prédit l'événement en ses détails mêmes :
« Le Lyon jeune, le vieux surmontera
En champ belliqueux par singulier duelle :
Dans cage d'or les yeux lui crèvera
Deux classes une, puis mourir, mort cruelle. »
Dans d'autres vers, tout aussi hermétiques, les contemporains de Nostradamus liront, a posteriori, des épisodes des guerres de Religion ou des conflits opposant la Chrétienté à la Turquie. La postérité y décryptera des guerres ou des calamités du XXe siècle. Car ce qui domine chez Nostradamus, c'est l'obscurité, le « style sibyllin », comme le qualifie son fils, « de telles choses » ne devant pas être « vulgairement profanées ». Si bien qu'on peut tout lui faire prédire, de la fin du monde à l'avènement du communisme, en passant par la Révolution française. C'est ainsi qu'en 1790 parut un livret de 45 pages intitulé « Révolution française, les événements qui l'ont provoquée, accompagnée, et ceux qui la suivront, pronostiqués par les prophétiques "Centuries" de Michel de Nostre-Dame » ; avec la clé pour saisir le vrai sens de ses prophéties.
Oublions donc le Nostradamus prédisant l'avènement de Hitler, le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte ou la troisième guerre mondiale pour 1999, et considérons-le, en historien, avant tout pour ce qu'il est : un formidable révélateur de la culture, mais aussi un traducteur des angoisses et de l'imaginaire d'une société, celle du milieu du XVIe siècle, hantée par des images de déchirement, de mort, d'agression, à l'exemple du bestiaire qui peuple ses prophéties : serpents, léopards, sangliers, aigles...
Car Nostradamus n'est pas seul à prophétiser ; il faut le replacer dans la grande vague astrologique qui recouvre les années 1520-1570 et qui traverse tous les groupes sociaux, du « travailleur de terre » au roi. Lors de leur tour de France de vingt-huit mois (1564-1566), Catherine de Médicis et son fils Charles IX vinrent en personne consulter le devin de Salon en novembre 1564. Après la rencontre, la reine écrivit au connétable une lettre relatant que Nostradamus avait promis au roi « qu'il vivra autant que Vous, qu'il dit aurez avant de mourir quatre vingt et dix ans ». Une prophétie qui ne fut guère réalisée - Charles IX mourra à 24 ans - mais eut sans doute pour effet de désangoisser la reine en cette période de fragilité extrême du pouvoir royal...
Le « beau XVIe siècle » ne fut pas seulement celui de la Renaissance, croissance multiple, démographique et économique, culturelle et artistique. Il fut aussi tragique car marqué, loin de l'optimisme d'un humanisme conquérant, par les déchirements de la Réforme (dès 1517), l'enlisement des guerres d'Italie (1494-1559), les guerres de Religion (1562-1598), les pestes et les multiples crises de mortalité.
Cette inquiétude sourde, perceptible dans le développement d'une littérature prophétique diffusée à des milliers d'exemplaires, souvent illustrée de gravures sur bois capables de frapper l'imagination, témoigne de la crainte panique d'une rupture avec Dieu : on y trouve des nouvelles de tempêtes géantes, des échos de débordements de fleuves, des témoignages de chutes de pierres venues du ciel, de la traversée de « comètes chevelues », de la naissance d'un monstre hermaphrodite qui atteste des vices et des fautes accumulés par les hommes... En 1521 puis en 1524 se répandit dans l'Europe entière la rumeur d'un déluge universel destiné à châtier une humanité pécheresse. Dans ce cadre, on peut comprendre le succès des almanachs et des pronostications : avec eux, l'homme si fragile, si inquiet, cerné de toutes parts par la mort, peut disposer d'une science du devenir lui donnant l'illusion d'une maîtrise de l'incertitude et du malheur. C'est bien dans ce contexte que Nostradamus doit être lu et interprété, car il ajoute de l'épouvante dans un devenir incertain, marqué du sceau du châtiment divin. A mesure que l'on progresse dans la chronologie, la noirceur du futur s'amplifie. L'almanach rédigé pour 1563, alors même que la première guerre de Religion déchire et ensanglante le royaume annonce :
« Infinis meurtres, captifs, morts, prévenus
Tant d'eau et peste,
Tant morts, tant d'armes émouvoir,
Rien d'accordé, le Grand tenu captif :
Que de sang humain, rage, fureur, avoir :
Tard pénitent peste, guerre motif. »
Ainsi, Nostradamus a fait vivre à ses contemporains, avant même la grande déchirure de 1562, l'imminence d'une violence à venir, inéluctable, à partir d'une conception cyclique du temps selon laquelle ce qui s'est déjà passé se reproduira un jour.
Car le paradoxe est que le devin explique l'avenir par un retour inéluctable du passé. Dans son « Epître à Henri II » (1558), Nostradamus proclame que « la certitude des faits passés et présents, indices certains des événements à venir, fonde notre confiance ». Nombre de quatrains nostradamiens sont ainsi la transposition d'épisodes empruntés à Tite-Live ou à Suétone, historiens de la Rome antique. Cette conception cyclique du temps semble d'autant plus fondée que les trajectoires du Soleil, de la Lune et des planètes dans le zodiaque reproduisent les mêmes conjonctions, inclinant les humains vers des situations de même nature dans un temps clos sur lui-même, comme un cercle où les hommes seraient enfermés, sans nul moyen de s'en échapper. Ainsi, en 1550, « qui bien viendra à supputer trouvera que le siècle de Sylla ou de Marius est de retour » ; 1553 sera l'année « qui fut au temps de César et Pompée ».
Cet éternel retour est en même temps un moyen de maîtriser l'angoisse. Homme averti en vaut deux : en annonçant la catastrophe, le prophète de Salon prévenait un péril attendu, permettant ainsi à l'homme de peser sur le cours du temps, et peut-être de son destin, par l'action (c'est le cas du roi) et la prière (c'est le cas de tous).
Le célèbre Gilles de Gouberville, nobliau normand, nous permet de mesurer la percée astrologique à partir de son livre de raison : jusqu'en 1556, il ne fait preuve d'aucune connaissance astrologique. Et subitement, en 1557, il précise que le lundi 14 décembre est un « jour de solstice », et qu'en conséquence il ne bouge pas de chez lui. Le 29 octobre 1558, il dit explicitement s'inspirer de Nostradamus pour les travaux des champs : « Je fis commencer à semer du froment à la Haute-Vente. Nostradamus disait en son almanach qu'il faisait bon labourer ce jour. » Calvin lui-même, dans son « Traicté ou avertissement contre l'astrologie » (1549), confirme la pratique généralisée de ce savoir du futur « en sorte que beaucoup de gens qui s'estiment de bon esprit, et aussi en ont la réputation, y sont quasi ensorcelés. »
Au début du siècle suivant, Galilée brisera ce « langage des signes » et jettera les fondements d'une autre intelligibilité des phénomènes naturels, par le langage mathématique. Mais pour longtemps encore ces découvertes nouvelles ne concerneront que quelques centaines d'hommes et, pour la majorité, le passage d'une comète ou une pronostication de Nostradamus resteront le plus sûr moyen de déchiffrer l'Univers
Le « vrai » séjour de Nostradamus fut mouvementé : Jean de La Daguenière, qui était alors à la cour, se souvient qu'à plusieurs reprises il fut chahuté par les courtisans. Et le « magicien » lui-même fit part de sa déconvenue face à la pingrerie royale à son égard : « La majesté du Roy me bailla cent écus, la Royne [Catherine de Médicis] m'en bailla trente et voilà une belle somme pour être venu de deux cents lieues, y avoir dépendu cent écus, j'en ai trente. » Ajoutons que, suspecté de sorcellerie, il dut décamper de la cour au plus tôt pour échapper à une enquête judiciaire, à la prison, et peut-être au pire...
Qui était donc ce Nostradamus que Jean-Aimé de Chavigny, son secrétaire et confident, décrit comme « joyeux, facétieux, louant et aimant la liberté de langue » ?
Enfant, Michel de Nostre-Dame, né en 1503 à Saint-Rémy-de-Provence, avait baigné dans une atmosphère de violence ouverte ou larvée : on soupçonnait sa famille (d'origine juive mais convertie pour échapper aux pogroms) d'observer en secret la loi de Moïse. Il s'inscrivit à la faculté de médecine de Montpellier, l'une des plus renommées d'Europe, jusqu'à ce que l'épidémie qui se déclare en 1526 dans le Languedoc le conduise plusieurs années à pratiquer son art sur le terrain. Il se réinscrivit à Montpellier en 1529, mais fut ensuite radié du registre des étudiants pour avoir « été apothicaire ou pharmacien ». On l'avait en outre « entendu dire du mal des docteurs ».
C'est au cours de ces années qu'il s'initia à l'astrologie, une science qui faisait alors partie du cursus du parfait médecin. La croyance est en effet alors largement partagée d'une correspondance étroite entre le macrocosme (l'Univers) et le microcosme (le corps humain). D'après le seul témoignage de Chavigny, il se serait marié à Agen et aurait fréquenté Jules César Scaliger, un humaniste suspecté de sympathies réformées : aurait-il influencé l'apprenti astrologue ? Toujours selon Chavigny, Michel de Nostre-Dame aurait été très affecté par la mort de sa femme et de ses deux enfants.
Mais si l'on sait peu de chose sur ce séjour agenais, on en sait encore moins concernant la période qui suit : du royaume de France, il parcourt la « plus grande part ». Va-t-il jusqu'en Egypte à des fins initiatiques, comme le Nostradamus popularisé par Michel Zévaco dans son roman paru en 1909 ? Toujours est-il que l'errance perpétuelle de Michel de Nostre-Dame exprime la soif de savoir d'un humaniste à la curiosité inlassable. Ses périples lui permirent de faire une ample moisson de rumeurs et de récits, et son métier le mit en contact avec la misère du monde : les campagnes militaires et leurs ravages, la disette et la famine, la maladie. En 1546, la ville d'Aix-en-Provence l'engagea pour faire face à une épidémie de peste, et pendant neuf mois il lutta contre le fléau, laissant un témoignage très impressionnant.
Au même moment, à quelques lieues de là, la répression des vaudois fait plusieurs milliers de victimes parmi ces paysans provençaux accusés de protestantisme. Il faut prendre la mesure de ces épisodes d'épouvante car c'est là, sans doute, que Nostradamus puisa l'essentiel de son inspiration : « extrêmes oppressions », « tumultes belliqueux », « effusions de sang ».
Tous les présages paniques qui parsèment son oeuvre traduisent une expérience très concrète du malheur et de la mort au quotidien. A cette époque, il s'est fixé à Salon-de-Crau. Le 11 novembre 1547, il contracte mariage avec une veuve, Anne Ponsard : il fonde une nouvelle famille qui allait compter six enfants. Et il exerce toujours la médecine.
C'est tardivement, au début des années 1550 (il approche alors la cinquantaine), qu'il publie ses premières « pronostications ». Elles proposaient des renseignements pratiques (le calendrier avec les fêtes des saints, les dates des foires, des considérations météorologiques) et un tableau visionnaire de l'avenir. La veine n'était pas nouvelle, que Rabelais, son condisciple à la faculté de Montpellier, avait déjà moquée : « Ceste année les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal, les muetz ne parleront guières, les riches se porteront un peu mieulx que les pauvres & les sains mieulx que les malades. »
Ce qui est nouveau, c'est la signature : Michel de Nostre-Dame adopte le nom latinisé de Nostradamus, comme un sceau de crédibilité. Désormais, l'astrophile, qui donnera des almanachs jusqu'à sa mort, prend le pas sur le médecin, sans toutefois renier l'art de quelques « exquises receptes », dont celle « de la manière de faire confitures de plusieurs sortes ».
En quelques années, sa production astrologique s'imposa, en raison de sa profusion même, sur le marché des almanachs diffusés par les libraires et les colporteurs : en 1556, Antoine Couillard se souvient qu'en novembre, alors qu'il était dans un cabaret d'Orléans, il entendit un « porte-panier qui criait par les rues "Prophéties à vendre !" ». La multiplication des pamphlets contre lui est une autre preuve d'un succès qui faisait sans doute trop d'ombrage à des concurrents. Ainsi, « Le monstre d'abus » (anagramme de Nostradamus) parut en 1558.
La marque de fabrique de Nostradamus est l'apparence très particulière des « oracles versifiés », des vers « ténébreux et obscurs », qui annoncent le plus souvent de terribles malheurs, des désastres. Ces oracles prennent la forme de quatrains énigmatiques groupés par centaines (les « Centuries » ) . L'Eglise et l'Etat ont l'oreille chatouilleuse quant à l' « astrologie licite » : le devin doit ne rien prétendre qui « soit contre la vraye foi catholique ». Nostradamus prend à partie ce qu'il appelle le « paganisme des nouveaux infidèles ». Pourtant, nous savons que l'astrologue inclina vers la Réforme : ses lettres à son ami allemand Lorenz Tubbe opposent « tradition papiste » et « vraie piété » et révèlent qu'il risqua le lynchage le vendredi saint de 1561 : « Au nombre des luthériens, ils désignaient Nostradamus. Moi, effrayé par cette rage violente, j'ai fui en Avignon. C'est dire que, pour échapper à la fureur de cette populace déchaînée, j'ai été absent de chez moi pendant plus de deux mois. »
L'auteur offrit trois éditions sans cesse augmentées de « Centuries » (1555-1558), soit au total dix suites (parfois incomplètes) de cent quatrains prophétiques, traduites chaque année en plusieurs langues. Dans une lettre datée du 15 décembre 1561, Jean Rosemberger, propriétaire de mines dans le Tyrol, demande à l'astrologue provençal de lui faire parvenir deux ou trois almanachs pour 1562. De partout on le consultait sur toutes sortes de soucis.
Une de ses prophéties est particulièrement troublante, au point qu'il n'est guère d'ouvrage qui ne l'évoque. Henri II, on le sait, fut blessé à l'oeil gauche le 30 juin 1559, au cours d'un tournoi à Paris et mourut après de terribles souffrances, le 10 juillet. Or le trente-cinquième quatrain de la première centurie a prédit l'événement en ses détails mêmes :
« Le Lyon jeune, le vieux surmontera
En champ belliqueux par singulier duelle :
Dans cage d'or les yeux lui crèvera
Deux classes une, puis mourir, mort cruelle. »
Dans d'autres vers, tout aussi hermétiques, les contemporains de Nostradamus liront, a posteriori, des épisodes des guerres de Religion ou des conflits opposant la Chrétienté à la Turquie. La postérité y décryptera des guerres ou des calamités du XXe siècle. Car ce qui domine chez Nostradamus, c'est l'obscurité, le « style sibyllin », comme le qualifie son fils, « de telles choses » ne devant pas être « vulgairement profanées ». Si bien qu'on peut tout lui faire prédire, de la fin du monde à l'avènement du communisme, en passant par la Révolution française. C'est ainsi qu'en 1790 parut un livret de 45 pages intitulé « Révolution française, les événements qui l'ont provoquée, accompagnée, et ceux qui la suivront, pronostiqués par les prophétiques "Centuries" de Michel de Nostre-Dame » ; avec la clé pour saisir le vrai sens de ses prophéties.
Oublions donc le Nostradamus prédisant l'avènement de Hitler, le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte ou la troisième guerre mondiale pour 1999, et considérons-le, en historien, avant tout pour ce qu'il est : un formidable révélateur de la culture, mais aussi un traducteur des angoisses et de l'imaginaire d'une société, celle du milieu du XVIe siècle, hantée par des images de déchirement, de mort, d'agression, à l'exemple du bestiaire qui peuple ses prophéties : serpents, léopards, sangliers, aigles...
Car Nostradamus n'est pas seul à prophétiser ; il faut le replacer dans la grande vague astrologique qui recouvre les années 1520-1570 et qui traverse tous les groupes sociaux, du « travailleur de terre » au roi. Lors de leur tour de France de vingt-huit mois (1564-1566), Catherine de Médicis et son fils Charles IX vinrent en personne consulter le devin de Salon en novembre 1564. Après la rencontre, la reine écrivit au connétable une lettre relatant que Nostradamus avait promis au roi « qu'il vivra autant que Vous, qu'il dit aurez avant de mourir quatre vingt et dix ans ». Une prophétie qui ne fut guère réalisée - Charles IX mourra à 24 ans - mais eut sans doute pour effet de désangoisser la reine en cette période de fragilité extrême du pouvoir royal...
Le « beau XVIe siècle » ne fut pas seulement celui de la Renaissance, croissance multiple, démographique et économique, culturelle et artistique. Il fut aussi tragique car marqué, loin de l'optimisme d'un humanisme conquérant, par les déchirements de la Réforme (dès 1517), l'enlisement des guerres d'Italie (1494-1559), les guerres de Religion (1562-1598), les pestes et les multiples crises de mortalité.
Cette inquiétude sourde, perceptible dans le développement d'une littérature prophétique diffusée à des milliers d'exemplaires, souvent illustrée de gravures sur bois capables de frapper l'imagination, témoigne de la crainte panique d'une rupture avec Dieu : on y trouve des nouvelles de tempêtes géantes, des échos de débordements de fleuves, des témoignages de chutes de pierres venues du ciel, de la traversée de « comètes chevelues », de la naissance d'un monstre hermaphrodite qui atteste des vices et des fautes accumulés par les hommes... En 1521 puis en 1524 se répandit dans l'Europe entière la rumeur d'un déluge universel destiné à châtier une humanité pécheresse. Dans ce cadre, on peut comprendre le succès des almanachs et des pronostications : avec eux, l'homme si fragile, si inquiet, cerné de toutes parts par la mort, peut disposer d'une science du devenir lui donnant l'illusion d'une maîtrise de l'incertitude et du malheur. C'est bien dans ce contexte que Nostradamus doit être lu et interprété, car il ajoute de l'épouvante dans un devenir incertain, marqué du sceau du châtiment divin. A mesure que l'on progresse dans la chronologie, la noirceur du futur s'amplifie. L'almanach rédigé pour 1563, alors même que la première guerre de Religion déchire et ensanglante le royaume annonce :
« Infinis meurtres, captifs, morts, prévenus
Tant d'eau et peste,
Tant morts, tant d'armes émouvoir,
Rien d'accordé, le Grand tenu captif :
Que de sang humain, rage, fureur, avoir :
Tard pénitent peste, guerre motif. »
Ainsi, Nostradamus a fait vivre à ses contemporains, avant même la grande déchirure de 1562, l'imminence d'une violence à venir, inéluctable, à partir d'une conception cyclique du temps selon laquelle ce qui s'est déjà passé se reproduira un jour.
Car le paradoxe est que le devin explique l'avenir par un retour inéluctable du passé. Dans son « Epître à Henri II » (1558), Nostradamus proclame que « la certitude des faits passés et présents, indices certains des événements à venir, fonde notre confiance ». Nombre de quatrains nostradamiens sont ainsi la transposition d'épisodes empruntés à Tite-Live ou à Suétone, historiens de la Rome antique. Cette conception cyclique du temps semble d'autant plus fondée que les trajectoires du Soleil, de la Lune et des planètes dans le zodiaque reproduisent les mêmes conjonctions, inclinant les humains vers des situations de même nature dans un temps clos sur lui-même, comme un cercle où les hommes seraient enfermés, sans nul moyen de s'en échapper. Ainsi, en 1550, « qui bien viendra à supputer trouvera que le siècle de Sylla ou de Marius est de retour » ; 1553 sera l'année « qui fut au temps de César et Pompée ».
Cet éternel retour est en même temps un moyen de maîtriser l'angoisse. Homme averti en vaut deux : en annonçant la catastrophe, le prophète de Salon prévenait un péril attendu, permettant ainsi à l'homme de peser sur le cours du temps, et peut-être de son destin, par l'action (c'est le cas du roi) et la prière (c'est le cas de tous).
Le célèbre Gilles de Gouberville, nobliau normand, nous permet de mesurer la percée astrologique à partir de son livre de raison : jusqu'en 1556, il ne fait preuve d'aucune connaissance astrologique. Et subitement, en 1557, il précise que le lundi 14 décembre est un « jour de solstice », et qu'en conséquence il ne bouge pas de chez lui. Le 29 octobre 1558, il dit explicitement s'inspirer de Nostradamus pour les travaux des champs : « Je fis commencer à semer du froment à la Haute-Vente. Nostradamus disait en son almanach qu'il faisait bon labourer ce jour. » Calvin lui-même, dans son « Traicté ou avertissement contre l'astrologie » (1549), confirme la pratique généralisée de ce savoir du futur « en sorte que beaucoup de gens qui s'estiment de bon esprit, et aussi en ont la réputation, y sont quasi ensorcelés. »
Au début du siècle suivant, Galilée brisera ce « langage des signes » et jettera les fondements d'une autre intelligibilité des phénomènes naturels, par le langage mathématique. Mais pour longtemps encore ces découvertes nouvelles ne concerneront que quelques centaines d'hommes et, pour la majorité, le passage d'une comète ou une pronostication de Nostradamus resteront le plus sûr moyen de déchiffrer l'Univers
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