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dimanche 13 octobre 2024
Carol Iancu Les Juifs en Roumanie,: de l'indépendance à l'émancipation.
Les Juifs en Roumanie : de l'indépendance à l'émancipation
. Carol Iancu, Les Juifs en Roumaine (1866-1919). De l'exclusion à l'émancipation, Éditions de l'université de Provence, 1978 (service des publications, 29, avenue Robert Schuman, 13621 Aix-en-Provence).
Carol Iancu dans mensuel 6
daté novembre 1978
La Roumanie a cent ans. En 1878, en effet, à l'issue de la guerre russo-turque, le congrès de Berlin reconnaissait officiellement son indépendance. Le mouvement national roumain était récompensé de ses efforts. Toutefois l'indépendance nouvelle ne réalisait pas l'émancipation dans l'immédiat de tous les Roumains : jusqu'au début du XXe siècle, la minorité juive dut poursuivre son combat pour sa complète intégration.
Dans cette histoire, deux dates sont à retenir ; 1866 et 1919.
1866 marque l'ascension à la tête du pays (il s'agit des provinces de Moldavie et de Valachie, autonomes depuis 1858 mais dépendantes toujours du sultan turc) d'un prince étranger, Carol Hohenzollern Sigmaringen, en même temps que l'élaboration d'une Constitution qui n'accorde la citoyenneté roumaine qu'aux seuls chrétiens. 1919, terme d'une longue lutte, marque l'obtention par les Juifs des droits de citoyens roumains grâce à l'émancipation politique. Ces décennies sont une époque clé tant pour l'histoire de la Roumanie moderne que pour celle des Juifs et de l'antisémitisme[1].
Exclus et brimés
Les Juifs, dont l'installation remonte très haut dans l'histoire du pays, ont connu, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une importante poussée démographique, favorisée par une immigration de Galicie et de Russie. Ils jouèrent le rôle d'intermédiaires dans une société agraire (eminamente agrara), composée d'un nombre restreint de boyards (boeri) et d'une majorité de paysans (tarani). L'accroissement du rôle économique des Juifs coïncide alors avec l'éveil du nationalisme roumain, avec les ultimes phases de la lutte en faveur de l'unification étatique et de l'indépendance. Or, malgré les promesses d'égalité « aux frères israélites » contenues dans les proclamations révolutionnaires de 1848, les Juifs se trouvaient écartés de la vie politique et de la vie civile proprement dite : privés du droit de s'installer à la campagne ou tolérés difficilement, ils étaient exclus des fonctions publiques, catalogués ou traités comme étrangers.
Le nouveau régime Hohenzollern, instauré en 1866 après l'abdication forcée du prince Cuza, ouvrait l'ère de l'exclusion officielle des Juifs. En effet, après des débats passionnés, le Parlement adopta l'article 7 de la Constitution qui rejetait, pour plus d'un demi-siècle, l'émancipation politique des Juifs, en affirmant que « la qualité de Roumain s'acquiert, se conserve et se perd conformément aux règles énoncées par les lois civiles. Seuls les étrangers de rite chrétien peuvent obtenir la qualité de Roumain ». La politique gouvernementale envers les Juifs fut d'abord une politique délibérée de persécution, comme en témoignent les circulaires du Premier ministre Ion Bratianu stipulant leur expulsion sommaire des campagnes. En réaction, les interventions en faveur de la minorité juive se développèrent, de la part de personnalités et d'organisations juives occidentales, comme Adolphe Crémieux, Moses Montefiore, Benjamin Peixotto et l'Alliance israélite universelle, ou bien l'Anglo-Jewish Association, l'Israelitische Allianz de Vienne et le Board of Delegates of American Israelites.
Au lendemain de la guerre russo-roumano-turque de 1877, le ministre français Waddington avait proposé au congrès de Berlin de subordonner la reconnaissance de l'indépendance de la Roumanie à l'octroi de l'égalité des droits civils et politiques aux Juifs. Après 1880, lorsque l'indépendance fut reconnue sans l'émancipation des Juifs, les puissances garantes renoncèrent les unes après les autres aux principes d'ordre « humanitaire » qui les avaient conduites à la rédaction du traité de Berlin; elles ne retrouvèrent jamais l'unanimité pour s'opposer à l'arbitraire des autorités roumaines : même en septembre 1902, quand les États-Unis les sollicitèrent avec la fameuse mais timide Note Hay qui, suite à la grande vague d'émigration des Juifs roumains au tournant du siècle et aux conditions pénibles dans lesquelles elle s'est déroulée, affirmait que la situation des Juifs en Roumanie constituait une violation flagrante de ce traité et réclamait une intervention commune auprès du gouvernement de Bucarest.
Boyards, bourgeois
L'acharnement contre les Juifs provenait aussi bien des boyards que de la nouvelle bourgeoisie. Tant que les Juifs remplirent docilement leur rôle d'intermédiaires de toutes sortes, comme collecteurs de taxes, fermiers, vendeurs des spiritueux dont les boyards avaient le monopole, on leur accorda certains privilèges. Dès qu'ils montrèrent leur volonté de s'intégrer, d'obtenir des droits civils et politiques, ils devinrent, pour les boyards, un « péril social ». Quant à la jeune bourgeoisie roumaine, c'est la concurrence économique qui l'incita à l'antisémitisme.
En effet, à la suite des expulsions des campagnes dans les années 1870, la minorité juive subit en Moldavie un processus de concentration démographique urbaine et une forte concentration professionnelle : certaines branches du commerce et de l'artisanat furent monopolisées par les Juifs.
Qui plus est, l'aristocratie terrienne, craignant pour sa position sociale, s'obstina pendant longtemps à empêcher le développement normal d'une bourgeoisie. C'est pourquoi elle encouragea l'accès des Juifs aux postes intermédiaires. Ne pouvant plus poursuivre son ancienne politique, bousculée par les changements économiques, son souci fut alors d'attirer les représentants de la nouvelle bourgeoisie vers ses propres options de classe. Il en résulta la formation d'une « pseudo-bourgeoisie » roumaine qui n'était en fait qu'une nouvelle classe de propriétaires terriens au-dessous des boyards. Nombreux furent les commerçants et les industriels qui, pour des raisons de prestige social, s'astreignaient à acheter une vigne ou une ferme. La transformation d'une partie de la nouvelle bourgeoisie roumaine en une couche de néo-boyards, s'accompagnait d'une politique oppressive systématique dite de « protection » : les gouvernements qui se sont succédé de 1866 à 1919 empêchèrent les Juifs de remplir les fonctions de production propres à une véritable classe bourgeoise.
Le Juif et le peuple
A la fin du XIXe siècle, ce sous-développement économique fut pour beaucoup dans la constitution des premières organisations antisémites.
En effet, incapables de résoudre la grave question agraire, incapables d'accorder un minimum d'égalité et de justice aux masses paysannes qui, dans leur grande majorité, habitaient des huttes d'argile (bordeie) et mouraient de faim pour payer les taxes, les gouvernements s'appliquèrent à détourner la colère contre les Juifs.
L'antisémitisme en Roumanie, dans le dernier tiers du XIXe siècle et au début du XXe siècle, fut une véritable institution et le fondement même de l'édifice socio-politique de l'État, un phénomène propagé de haut en bas par les gouvernements qui visaient la ruine d'une population laborieuse dont le malheur était de n'avoir pas les Daces comme ancêtres et la religion chrétienne orthodoxe comme croyance. Mais le phénomène antisémite embrassa aussi un aspect populaire, parfois violent, résultat d'un patrimoine spirituel antijuif de longue date, auquel s'ajoutèrent la frustration de certains artisans et commerçants roumains et le rôle de certains Juifs qui étaient les agents les plus visibles de l'exploitation des paysans.
Malgré le stéréotype négatif du Juif, façonné par la théologie orthodoxe et par une certaine littérature dite d'inspiration folklorique, malgré les tensions objectives enfin, l'antisémitisme populaire ne fut pas systématique.
Lors des expulsions les plus sauvages des campagnes, des paysans donnèrent asile aux Juifs et cela au risque de poursuites judiciaires. Il semble que depuis des générations, un modus vivendi s'était établi entre eux et les Juifs. Mais une fois l'antisémitisme érigé en politique officielle, les paysans ne furent pas les derniers à s'en imprégner. Dans la grande révolte paysanne de 1907, la question juive joua encore pleinement le rôle de révélateur des oppositions sociales au commencement, la fureur des paysans se dirigea contre les fermiers, petits boutiquiers, artisans et ouvriers juifs. Mais, très vite, elle changea d'orientation et sous le slogan « Nous voulons de la terre », les émeutiers s'en prirent aux vrais responsables : les grands propriétaires terriens. Les plus grandes dévastations eurent lieu dans des régions contenant très peu de Juifs ou pas du tout (Valachie, Olténie).
En 1880, le parlement de Bucarest vota une loi permettant la naturalisation individuelle. Cela représentait un progrès par rapport à la Constitution de 1866 qui n'attribuait la citoyenneté roumaine qu'aux chrétiens. Hormis les 888 combattants de la guerre d'indépendance de 1877 contre la Turquie, naturalisés en bloc, 85 personnes bénéficièrent du statut de citoyen de 1879 à 1900, et plusieurs centaines jusqu'à la Grande Guerre. L'émancipation politique était une nécessité vitale pour l'accession à certaines professions uniquement réservées aux « citoyens roumains ». C'est donc, le plus souvent, moins pour l'obtention du droit de vote que les Juifs ont combattu, que pour ne plus être victimes d'une discrimination légale étendue à tous les échelons de la vie sociale.
La loi et l'antisémitisme
« Der Mohr hat seine Schuldigkeit gethan, der Mohr kann gehen » (« le monde paie d'ingratitude »). Cette expression résume la tactique du législateur envers les Juifs dans le domaine des professions libérales et économiques. Une relative tolérance tant qu'on a besoin d'eux, l'exclusion graduelle dès qu'ils gênent ou qu'ils peuvent être remplacés. Considérés comme de véritables étrangers, les Juifs sont exclus des écoles ou admis à grand-peine, expulsés du pays par simple décret administratif. Ils sont cependant astreints au service militaire, mais ne peuvent être officiers. Nombre de métiers et de fonctions leur sont formellement interdits : la magistrature, l'enseignement, l'administration. Au début du XXe siècle, ils ne pouvaient être avocats, médecins du service sanitaire, agents de change, courtiers, employés de débits de tabac et des chemins de fer de l'État, directeurs d'écoles. Nombre de professions commerciales leur étaient également fermées, notamment celles de droguistes, d'épiciers vendant des substances toxiques, de colporteurs, d'agriculteurs. Les ouvriers juifs étaient exclus des manufactures de l'État, des chemins de fer, des travaux publics et même de certaines entreprises particulières.
Cet avilissement légal de la condition juive est intimement lié à l'idéologie antisémite qui se développe surtout à travers des cercles littéraires et nationalistes. Le slogan est connu : « Les Juifs sont notre malheur ! » Dans cet univers, les organisations antisémites ont joué le rôle de groupes de choc, mais leur rôle politique fut secondaire. En effet, tant les conservateurs que les libéraux rivalisèrent de zèle pour persécuter légalement les Juifs. Non seulement la quasi-totalité de la presse dénonçait les Juifs, mais même le Parlement, à l'époque du congrès de Berlin, était devenu une tribune où les députés pouvaient donner libre cours à leurs invectives contre « l'invasion juive », cette « plaie sociale », contre ceux qui représentaient « une nation dans la nation, un État dans l'État », etc.
Si, avant 1878, c'est le manque d'assimilation qui semble justifier l'hostilité à l'égard des Juifs, passé cette date c'est plutôt la crainte de cette assimilation qui expliquerait les mesures législatives discriminatoires. Cette aliénation légale, jointe aux menées du mouvement antisémite et à la crise économique du tournant du siècle, entraîne une émigration en masse, avec son aspect le plus tristement célèbre, les fusgayers (les émigrants à pied) vers les États-Unis, l'Europe occidentale et la Palestine. Cet exode a vu le départ d'environ 50 000 Juifs entre 1889 et 1904, le nombre total des émigrants jusqu'à la Grande Guerre étant d'environ 90 000, le tiers de la communauté. L'évolution démographique en fut influencée : d'après le recensement de 1899, il y avait en Roumanie 5 925 900 habitants dont 269 016 Juifs (4,5 %); celui de 1912 dénombre 7 900 000 habitants dont 239 967 Juifs (3,3 %).
Enfin, l'émancipation
Les Juifs continuèrent à jouer un important rôle économique malgré l'amoindrissement du nombre des commerçants et l'accroissement de celui des artisans. Un prolétariat émergeait. Un nombre croissant d'intellectuels roumains s'éleva contre les agissements antisémites, un courant d'opinion favorable à l'émancipation des Juifs se développa peu à peu, les partisans se recrutant dans les diverses tendances politiques, mais surtout chez les socialistes. Cette évolution était favorisée par le combat des Juifs à l'intérieur de l'Union des Juifs indigènes, par l'intervention des organisations juives occidentales et par celle des grandes puissances (surtout la France) à l'occasion de la guerre balkanique de 1913 et des traités de paix de 1919. C'est à cette date seulement (la Constitution fut changée en 1923) que les Juifs furent admis comme citoyens roumains, avec tous les droits qui s'attachent à cette qualité.
Dans les conditions de non-émancipation politique et de privation de nombreux droits civils, l'antisémitisme, qui n'eut jamais l'aspect d'un racisme véritable comme en Allemagne mais garda toujours un aspect patriarcal, portait en lui son propre remède : il ne fit en effet que renforcer la conscience de l'unicité de la minorité juive. Devenus des « parias conscients », selon la formule de Bernard Lazare, les Juifs appauvris qui firent les frais de la persécution administrative embrassèrent avec enthousiasme le messianisme sioniste.
1. Carol Iancu, Les Juifs en Roumaine (1866-1919). De l'exclusion à l'émancipation, Éditions de l'université de Provence, 1978 (service des publications, 29, avenue Robert Schuman, 13621 Aix-en-Provence).
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